Du franquisme au néo-municipalisme, analyse d’une reprise du pouvoir de la politique locale par les citoyen·ne·s


Voici le deuxième volet de notre série mettant en avant le travail de notre consultant Antoine Gaboriau, doctorant en Études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il vous y présente une partie de son terrain d’étude qu’il explore dans le cadre de son mémoire sur les conséquences de l’implémentation d’outils de participation numériques sur le système politico-administratif local.

Le premier volet de cette série publié en décembre dernier mettait en lumière le travail de traduction effectué par Antoine avec l’aide de Eloïse Gabadou, Joël Berenguer-Moncada et Léo Cochin autour de l’ouvrage « Villes démocratiques, La révolte municipaliste du cycle post-15M ». Le troisième et dernier volet sera publié la semaine prochaine et présentera quant à lui son travail de chercheur en sciences sociales au sein d’une entreprise de l’ESS comme Open Source Politics.


Au-delà d’être le lieu de naissance de Decidim, la ville de Barcelone est depuis 2015 le théâtre d’une expérimentation politique locale sans précédent sur le continent européen. Nous avons abordé cette histoire plusieurs fois sur ce blog, notamment lorsque nous annoncions notre traduction du livre Villes démocratiques. Depuis 2015 donc, c’est le néo-municipalisme qui a cours au conseil municipal et qui impulse une direction politique radicalement différente des précédents mandats. À OSP, nous sommes admiratif·ves de cette expérience depuis le début, et nous avons donc choisi de vous en dire un peu plus à travers trois questions : dans quel contexte cette expérimentation est-elle née ? Quelles transformations réelles a-t-elle entraînées ? Quelles leçons peut-on en tirer pour la France ? 

Le contexte : un peu d’histoire pour bien situer

La tristement célèbre dictature franquiste a marqué le 20e siècle en Espagne. De la fin des années 30 à la fin des années 70, parallèlement aux atrocités commises par le régime, la ville de Barcelone voit son autonomie réduite à peau de chagrin et la vie politique locale est asséchée pour que toute remise en question de décisions prises par la dictature soit impossible. Pendant cette période, de nombreuses associations regroupant les habitant·es (les « voisin·es ») d’un quartier voient le jour (elles sont d’abord, pour la plupart, interdites). 

Regroupées en une Fédération des associations de voisin·es de Barcelone, ces associations et le mouvement dit « des voisin·es » plus largement acquièrent un rôle clé dans le fonctionnement de la ville à la chute de la dictature. C’est par exemple la Fédération des associations de voisin·es de Barcelone qui fournit en 1980 un plan des quartiers qui sert de base au découpage de Barcelone en districts. Encore aujourd’hui, les associations de voisin·es maillent très bien le territoire municipal et elles ont vu leur rôle se renouveler avec l’arrivée de la crise économique de 2008 et des activistes du 15M – plus communément appelé mouvement des Indignés en France – en 2011.

Des manifestants lors du rassemblement de Democracia Real Ya. Puerta del Sol, Madrid, Espagne.
Barcex, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

La déclinaison barcelonaise du 15M était importante et a été montrée par plusieurs études1, qui illustrent la profondeur de la marque laissée par ce mouvement social sur le tissu associatif et les conflits sociaux de la ville. Pour l’une d’entre elles, le 15M constitue le parangon d’un processus qui a « radicalement transformé le paysage des mouvements sociaux » à Barcelone puisque « ces mouvements remettent en cause, de la même manière qu’en Grèce, la légitimité du gouvernement local et métropolitain » et cherchent également à repenser le gouvernement représentatif classiquement appliqué par les partis politiques (notamment par Podemos à gauche). 

On retrouve sans surprise dans ce mouvement les fondateurs de Decidim. Ces activistes du 15M se retrouvent donc ensuite dans le néo-municipalisme, un mouvement né en parallèle de et à certains endroits en réaction à Podemos et qui reformule pour le 21e siècle une longue tradition d’autonomie politique municipale en Catalogne et en Espagne. Aux élections municipales de 2015, c’est la coalition de partis, d’associations et de citoyen·ne·s Barcelona en Comu qui remporte les suffrages, portant ainsi cette génération de militant·e·s – menée par Ada Colau – au pouvoir.

Des transformations réelles et bien amorcées

La création de Decidim

La première transformation menée par Ada Colau et sa nouvelle équipe municipale concerne évidemment Open Source Politics : il s’agit de la création de Decidim. Ce logiciel libre, que les personnes lisant notre blog connaissent bien maintenant, a été initialement développé à Barcelone et demeure aujourd’hui l’un des projets les plus importants de transformation de la manière de travailler de l’administration, de la manière de gouverner des élu·e·s et de la manière de participer des citoyen·ne·s. 

Réunion de la communauté Decidim (dont quelques membres d’OSP) lors du Decidim Fest d’octobre 2022. Claudia López CC BY-SA 4.0

La plateforme decidim.barcelona incite en effet les agent·e·s public·que·s à être plus transparent·e·s dans la conduite de l’action de la municipalité, et leur demande de rendre des comptes sur les choix effectués dans le cadre des politiques publiques mises en place. Elle contraint les élu·e·s à déléguer au moins une partie de la prise de décision – et donc de leur pouvoir – aux citoyen·ne·s, ce qui introduit une nouvelle brique à leur positionnement. Les élu·e·s doivent désormais être en mesure d’appréhender correctement la participation citoyenne à la fabrique des politiques publiques et d’accepter donc une nouvelle source de légitimité politique : la participation hors calendrier électoral. Enfin, la plateforme permet un élargissement de l’assiette de participant·e·s à la vie politique locale, puisque le coût d’engagement et de participation est abaissé par l’outil numérique. Il n’y a en effet plus besoin de s’engager dans une association ou d’en constituer une pour s’exprimer sur un sujet qui nous tient à cœur.

La politique locale du « Patrimoine citoyen »

Une deuxième transformation qui nous paraît pertinente pour le monde de la participation citoyenne réside dans une nouvelle politique publique créée par la nouvelle municipalité, et appelée « Patrimoine citoyen » (Patrimoni ciutadà en catalan). Selon ses théoriciens, « les institutions locales doivent être gérées collectivement par les habitants ». Il s’agit donc, pour le service de la ville en charge de ce programme, d’ « explorer de nouveaux modèles de gouvernance régis par les principes d’autonomie et soutenabilité, et qui facilitent la proposition de politiques locales publiques qui émanent des demandes territoriales et des organisations sociales »2.

Présentation publique du programme Patrimoni ciutadà au Canodrom de Barcelone. © Albert Martín.

C’est donc par la délégation de la prise en charge d’équipements publics à des associations ou collectifs d’associations que la mairie de Barcelone a souhaité encourager l’engagement citoyen. Ce dernier serait ainsi nourri par la responsabilisation de collectifs non-institutionnels dans la gestion quotidienne de centres civiques et d’espaces culturels divers. Cette gestion civique, revendication de longue date des associations de la ville, favorise un déplacement d’une partie de l’action publique de l‘institution vers les associations dont les résultats – principalement positifs – nous semblent particulièrement intéressants à observer3.

Quelles leçons pour les politiques publiques locales en France ?

Né en Catalogne, ce schéma est sans doute difficilement reproductible en France. Il n’est d’ailleurs sans doute pas souhaitable de chercher à le reproduire à l’identique sans l’adapter au contexte français. Néanmoins, nous souhaitions insister sur deux leçons de l’expérimentation barcelonaise, que les municipalités françaises seraient sans doute bien inspirées de suivre. 

Le premier enseignement à tirer de ces sept ans réside sans doute dans l’institutionnalisation des mécanismes de participation citoyenne et de démocratie directe. Cet objectif d’institutionnaliser des processus qui demeurent souvent expérimentaux a parfois été critiqué – souvent à juste titre. L’institutionnalisation s’accompagne en effet souvent d’un assèchement de l’engagement volontaire des citoyens et citoyennes dans les processus en question. Ce qu’a fait la mairie de Barcelone, c’est la création de mécanismes assumés de contre-pouvoir à ses représentant·e·s. Le mécanisme des initiatives citoyennes, où les signataires d’une pétition peuvent la voir transformée en référendum local sans intervention politique (ou presque), en est une excellente illustration. 

Le deuxième point à retenir concerne l’internalisation de la production de services publics. Le logiciel Decidim constitue en effet un exemple paradigmatique de ce que peut être l’action publique. La tendance lourde d’externalisation de la production des services publics barcelonais a été fermement combattue par l’équipe fondatrice de Decidim – avec un certain succès jusqu’à aujourd’hui. Elle a nécessité le recrutement de personnes hautement qualifiées en gestion de projet informatique (spécifiquement en logiciel libre), mais permet maintenant à la mairie de Barcelone d’être à la fois tout à fait autonome dans la gestion quotidienne de l’outil, et de ne pas dépendre de services extérieurs sur lesquels elle aurait moins de prise. On pense par exemple aux cas de revente et de fuite de données de services publics externalisés, dans le secteur de la santé notamment en France4.

L’expérience politique barcelonaise depuis 2015 est donc extrêmement fructueuse sur bien des aspects. Elle permet de nous projeter dans des alternatives possibles au niveau local et donne à voir des exemples concrets de politiques publiques qu’il est possible de mettre en place à l’aide d’une certaine volonté politique locale et administrative. Tout cela, au service d’un plus grand contrôle des citoyen·nes sur leur avenir. Inspirant, n’est-ce pas ?

Références

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