Depuis le début d’Open Source Politics (OSP) ses membres sont sensibles à, et se nourrissent de la recherche en sciences sociales. Leurs volontés d’approfondir cet ancrage se sont rapidement matérialisée par le recrutement d’Antoine Gaboriau, premier salarié de l’entreprise (après les fondateurs) et doctorant en Études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). D’autres personnes l’ont rejointes par la suite, issues de parcours recherche de l’EHESS et de l’École normale supérieure (ENS) notamment.
Aujourd’hui, Antoine quitte l’entreprise. Il part se consacrer à l’achèvement de sa thèse sur les conséquences de l’implémentation d’outils numériques de participation sur le système politico-administratif local. Nous profitons de cette occasion pour lui donner les rênes du blog afin qu’il revienne sur son parcours chez nous. Ce sera notamment l’occasion de préciser l’intérêt pour une entreprise d’employer des chercheur·e·s en sciences sociales et de faire le bilan qu’il en tire.
Bonne lecture 😉
La Cifre, une modalité d’accession à la recherche pour les petites entreprises
J’ai été recruté en 2018 sous une modalité de financement de la recherche (de moins en moins) particulière : la Convention Industrielle de Formation par la REcherche (ou CIFRE). Cette convention partenariale rassemble un laboratoire (dans mon cas, le CESPRA), une école doctorale (l’EHESS), et une entreprise (y a-t-il besoin de donner son nom ?) autour d’un projet de recherche. Elle est subventionnée au maximum à hauteur de 40% du salaire du ou de la doctorant·e et prévoit une convention spécifique de financement du laboratoire par l’entreprise (financement qui demeure facultatif).
Si, dans de nombreux cas, la modalité Cifre de financement d’un doctorat est mal vécue par l’une ou l’autre des parties, cela s’est bien passé entre OSP et moi pour plusieurs raisons qu’il me paraît important de préciser :
- OSP est intéressée par les travaux de recherche que je réalise dans le cadre de mon doctorat ;
- Elle me laisse toute latitude pour travailler et effectue un contrôle très réduit sur ce que j’ai réalisé côté thèse dans le cadre de la Cifre. OSP fait le pari que d’une manière ou d’une autre, mes recherches lui seront profitables (par exemple en termes de contenu de formation, d’image, d’apport à la structure de l’organisation, de diffusion de Decidim et son modèle dans le monde académique et politique…) ;
- Les conditions de travail négociées au démarrage de la Cifre sont respectées, et le rythme est adapté en bonne intelligence en fonction des besoins de mes recherches. Dans le cadre d’un travail de recherche de longue haleine comme une thèse, maintenir cette bonne intelligence avec la structure d’accueil demande de la souplesse (souvent) et de l’anticipation (toujours), ce que nous avons bien réussi à mes yeux.
A posteriori, j’insiste sur le fait que le succès de notre expérience est extrêmement contextuel. La situation économique du secteur dans lequel OSP évolue étant relativement bonne, mes missions ont pu évoluer vers plus de recherche appliquée. Les facilités de communication à l’intérieur de la structure ne sont pas identiques partout, et le risque d’un regard critique négatif porté sur la structure dans le travail final de thèse n’inquiète pas OSP. Mes remarques ne sont donc évidemment pas applicables telles quelles à toutes les Cifres, en cours ou en préparation – ne serait-ce qu’à cause des différences salariales (voir le graphique ci-dessous). C’est d’ailleurs ce à quoi l’enquête sur les contrats Cifre en Sciences Humaines et Sociales (SHS), que j’ai co-réalisée avec plusieurs autres (ex)doctorant·es Cifre, aboutit également – n’hésitez pas à y jeter un coup d’œil !
L’intérêt de la recherche pour les métiers d’OSP
L’intérêt d’intégrer des chercheur·es en sciences sociales à la structure vaut pour tous les métiers présents chez OSP (consultant·e, data analyste, développeur·euse, etc.), avec plus ou moins de pertinence sans doute selon les activités. Revenons en détail sur quelques points pour lesquels la présence d’un chercheur en sciences sociales a pu être bénéfique.
Dans le cadre du travail avec l’équipe Conseil, il s’agissait pour moi de tirer des leçons des travaux de sociologie, de science politique et d’économie sur le monde du consulting et de promouvoir chez OSP une vision spécifique du conseil. Nous avons donc à cœur, au maximum, de ne pas faire à la place des agent·e·s du service public, mais plutôt de leur donner de l’autonomie sur le plus de sujets possibles.
Côté conseil
Toujours dans le cadre de l’activité de conseil d’OSP, la nécessité ciblée très tôt par plusieurs de ses membres de réussir à convaincre au niveau stratégique pour développer les instances de participation a été nourrie par mon travail de thèse mobilisant la sociologie des organisations. La compréhension des réseaux d’acteurs dans les administrations locales et de leur évolution ainsi que la capacité à mettre en œuvre des méthodes d’enquête issues de la sociologie a permis à OSP de réaliser des prestations de conseil plus stratégiques (bien que relativement limitées encore aujourd’hui), à Colombes par exemple.
Côté technique
Dans le cadre de son activité technique, il me semble que l’un des rôles intéressants que les sciences sociales ont apporté à OSP réside dans la mise à distance et la critique de la quantification de la participation. Nous avons, comme tous les acteurs de la civic tech, mis en place des outils de data analyse de la participation qui a lieu sur nos plateformes. J’ai pris part à une réflexion de plusieurs mois en amont de leur mise en place afin de réfléchir au bien-fondé de cette quantification et à la meilleure manière de la mettre en place, en tenant compte notamment des problèmes que peut poser le suivi quantitatif au sein des institutions publiques.
Côté analyses de données
Enfin, l’influence du travail du sociologue Jérôme Denis (entre autres), a encouragé OSP à considérer les données textuelles recueillies par les plateformes dans toute leur richesse. Celles-ci sont porteuses de multiples informations – pas seulement la signification, l’idée fournie par le·a contributeur·trice – qu’il convient d’appréhender correctement. À la suite de la diffusion de cette conception de la donnée chez OSP, nous avons notamment commencé à appliquer des méthodes d’analyse de discours aux contributions numériques en partenariat avec le LASTIG, un laboratoire de l’IGN (Institut national de l’information géographique et forestière). Cela a donné lieu à l’accueil d’un alternant co-dirigé par le LASTIG et OSP ; ce travail sera par ailleurs valorisé dans une publication académique (on vous en reparlera).
L’entreprise, un terrain stimulant pour la recherche
Ce point est le dernier d’intérêt, à mon sens, pour le croisement entre la recherche en sciences sociales et une entreprise privée. Un·e chercheur·e peut en effet constituer un pont entre le monde privé et le monde académique, et peut trouver dans les activités de l’entreprise des terrains stimulants pour la réflexion académique. Cela a par exemple été le cas pour l’analyse du discours appliquée aux contributions citoyennes, ou pour l’analyse réflexive de la prestation de conseil fournie par OSP pour la Conférence pour l’Avenir de l’Europe, dont nous avons livré les résultats lors d’un colloque à l’EHESS. Cela valorise l’entreprise dans le monde académique, bien sûr, mais cela permet également au monde académique de bénéficier d’expériences de terrain fines qui sont difficilement accessibles autrement.
Colloque sur “les consultants à l’échelle européenne”, organisé en septembre 2022 par le Groupe de Recherches sur l’Union Européenne (crédits photo : GrUE)
La recherche en sciences sociales à l’intérieur d’une organisation privée
Au-delà des activités que j’ai pu avoir dans le cadre du travail quotidien pour l’entreprise, j’ai le sentiment d’avoir aussi analysé l’évolution de la structure OSP en train de se constituer depuis quatre ans.
Le cœur de métier d’OSP, la civic tech et la participation citoyenne, fait l’objet de plusieurs travaux en cours de sciences sociales, tant pour comprendre ce que le terme recouvre que mettre au jour les objectifs et trajectoires des différents acteurs qui la composent. Mon travail n’est pas centré sur cette question, mais j’ai néanmoins endossé un rôle d’intermédiaire pour favoriser l’appropriation de ces travaux par les membres d’OSP. C’est le premier point d’importance pour caractériser la place des chercheur·es en sciences sociales dans une entreprise.
Deuxièmement, l’analyse d’une structure en train de se faire est à mon avis bénéfique pour celle-ci, d’autant plus dans le cas d’OSP. Il s’agit d’adopter une approche scientifique pour comprendre les dynamiques internes à l’entreprise et essayer d’avoir un rôle de vigie sur différents sujets. La sociologie m’a ainsi aidé à analyser et à fournir aux membres d’OSP des clés d’analyse sur plusieurs sujets importants pour l’entreprise, comme les différents mécanismes de régulation du “dialogue social”, la quantification de la participation (que j’ai mentionnée plus haut) ou encore la réalité de l’influence de l’activité d’OSP sur son environnement.
Des prestations fondées sur la recherche
Enfin, je crois nécessaire d’insister sur le fait qu’être chercheur·e dans une entreprise privée (d’autant plus dans une entreprise qui réalise des prestations de conseil) c’est aussi défendre des prestations et un accompagnement fondé sur de l’observation empirique. Les différents scandales qui ont émergé ces dernières années relativement à des prestations de grands cabinets de conseil dont les résultats semblent déconnectés de la réalité me confortent dans l’approche d’OSP, nourrie par les méthodes des sciences sociales. Il est capital d’observer d’abord le réel, de comprendre les enjeux propres à chaque organisation qui nous sollicite afin de trouver le moyen de l’accompagner au mieux, dans la mesure des moyens de l’entreprise.
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé travailler à l’intégration de perspectives de recherches en sciences sociales dans les différentes activités d’OSP. C’est un travail parfois solitaire et infructueux, mais qui a entraîné quelques résultats intéressants. Et ça va continuer, puisque OSP réfléchit à lancer des résidences de recherche exploratoires, qui formaliseront des espaces de collaboration entre le monde académique et l’entreprise. Stay tuned!