Un commun numérique pour un commun naturel 

En janvier 2023 Eau de Paris lance avec l’aide des équipes d’Open Source Politics son premier budget participatif sur la plateforme de participation open source Decidim ! Une démonstration de la manière dont la gestion d’un commun naturel peut s’appuyer sur un commun numérique. Cette ouverture à la contribution des citoyens peut être considérée comme un premier pas vers une gouvernance collective d’un commun tout en posant la question de la valeur émancipatrice vis-à-vis des libertés civiques, politiques et collectives qu’une telle démarche est susceptible de porter. 

De la gouvernance d’un commun numérique…

Les communs, tant dans leur dimensions théorique que pratique, sont aujourd’hui devenus une notion investie de manière plurielle qui envisage des formes d’organisation offrant un cadre de pensée et d’application alternatif à la notion de propriété privée ou étatique. Dans la préface de “Propriété et communs. Idées reçues et propositions”, Benjamin Coriat dépeint les communs comme étant un moyen de sortir du monopole dualiste du marché ou de l’État. Par conséquent, on passe d’une notion de propriété exclusive à celle de la propriété inclusive. Cela, par une gouvernance du commun qui implique de la délibération de la communauté de citoyens qui la compose. “En introduisant de la délibération dans la gestion des ressources partagées, le commun garantit à la fois un progrès de la démocratie et les conditions de préservation de la ressource contre son épuisement précoce. Démocratie et Écologie: le commun est au centre des deux grands défis majeurs de ce siècle”

Ainsi, en sollicitant la pensée de B. Coriat, il est ici posé en tant qu’acception générale que les différentes réflexions sur les communs proposent de nouvelles approches pour les relations aux biens, à la démocratie ou encore à l’environnement. C’est en prenant en compte l’ampleur que comprennent ces trois différents champs d’étude qu’il s’agit ici d’interroger ces rapports aux biens, à la démocratie et à l’environnement dans le cas de la mise en place d’un budget participatif par Eau de Paris sur un bien commun numérique Decidim. 

Ce cas d’usage relève d’un intérêt particulier tant il associe deux acteurs entretenant une relation étroite à un commun, Eau de Paris étant gestionnaire de l’eau parisienne et Decidim étant lui-même un commun numérique favorisant une participation citoyenne démocratique. Dans leur histoire et leur mode de fonctionnement, ces deux entités sont liées à des structures municipales. Ce rapport à une instance publique pose alors la question de la possibilité d’existence de réalisation d’un commun qui selon l’acception de B. Coriat est en fait une alternative au marché et à l’État. De par la manière dont elles entrent en résonance sur certains points, et le projet du budget participatif auquel elles sont associées, Eau de Paris et Decidim permettent alors une réflexion sur la manière dont un commun naturel peut-être géré par un commun numérique avec un focus sur l’essence d’un commun au sein duquel il existe des implications d’instances publiques.

à la gestion collective d’un bien commun naturel

Avant de se plonger dans le cas du budget participatif d’Eau de Paris, il semble nécessaire de brièvement définir ce qu’est un bien commun et ce pourquoi il est généralement accepté qu’il doit être géré et maintenu de manière collective.
Un commun, ou “bien commun”, désigne une ressource ou un ensemble de ressources partagées collectivement par une communauté ou une société. Cette notion répond donc à trois prérogative indissociables qui sont : 

  • Une ressource collective définie
  • Une collectivité déterminée
  • Un mode de gouvernance collectif 

C’est donc son usage et sa structure de référence qui qualifie un bien ou un service comme commun et non pas sa nature. Au sein des communs réside toutefois une distinction exposée par Elinor Ostrom. Elle dissocie les biens communs non-exclusifs et rivaux et les biens communs non-exclusifs et non-rivaux. La différence réside dans le fait que des biens communs non-exclusifs et non-rivaux n’empêchent pas leur consommation par une autre personne. Tel est le cas pour le bien commun numérique de participation Decidim, son utilisation par une entité ne prive pas une seconde ou x autres entité de l’utiliser. En revanche, dans le cas des bien communs non exclusifs rivaux, sa consommation d’une unité par une entité empêchera une autre de l’utiliser parce que celle-ci ne sera pas plus disponible. Par exemple, le bien commun qu’est l’eau est une ressource finie et est donc considérée comme tel. 

Le cas d’usage d’Eau de Paris et Decidim

Qui est Decidim ?

Decidim (qui signifie « nous décidons » en catalan) est une plateforme numérique pour une démocratie continue et participative. Decidim est né en 2016 sous l’impulsion de la Mairie de Barcelone qui souhaite développer une infrastructure numérique lui permettant de co-construire son plan d’action municipal. La communauté Decidim est maintenant une association qui à pour objectif d’être indépendante et de s’auto-gouverner. En effet, une grande majorité des financements de Decidim sont d’ordre public, comment rester indépendant lorsque des implications si fortes sont présentes ? Sébastien Schulz, dans sa thèse Transformer l’État par les communs numériques : sociologie d’un mouvement réformateur entre droit, technologie et politique, montre que les membres de la communauté Decidim essayent “d’instituer l’autonomie d’une communauté théorique par le droit (A), qu’ils cherchent ensuite à structurer une communauté réelle à l’extérieur de l’administration (B) et enfin de stabiliser cette dernière et la relation qu’elle entretient avec le “secteur public” dans le temps (C) ». Ainsi, dans les statuts de l’association, il est indiqué qu’aucune instance publique ne peut devenir membre afin de préserver toute indépendance. De plus, par un contrat entre Barcelone et l’association Decidim, il va s’opérer un transfert de la propriété publique Barcelonaise à la propriété commune Decidim. Sebastian Schulz conclut la discussion sur l’indépendance de Decidim vis-à-vis de la municipalité en exprimant le fait que bien que des initiatives aient été prises pour se préserver de toute relation de dépendance, le lien entre Barcelone et Decidim reste très fort.

Le cas de Decidim montre de manière parlante la manière dont il est complexe de mettre en œuvre un commun excluant tout lien avec une instance publique dans ce cas précis. Le commun au sens de B. Coriat, vu ci-avant, n’est alors pas tout à fait représenté par Decidim. Mais au-delà de savoir si cela remet en cause l’existence de Decidim en tant que commun, il est possible d’interroger la possibilité d’un commun qui soit tout à fait indépendant du marché ou d’une instance publique en étant tout de même une alternative réelle à ce monopole dualiste. 

Qui est Eau de Paris ? 

Parce que cela ne coule pas de source 😉, il semble ici pertinent de contextualiser la genèse de l’entreprise publique Eau de Paris. En effet, son histoire permet de comprendre et saisir les enjeux qu’elle défend et les engagements dans lesquels elle s’inscrit. 

Eau de Paris est une régie municipale qui est responsable de la gestion et de la distribution de l’eau potable dans la ville de Paris. Cette entité est chargée d’assurer l’approvisionnement en eau de qualité pour les habitants, les entreprises et les institutions de la capitale. La création d’Eau de Paris en 2008 acte la remunicipalisation de la gestion de l’eau parisienne qui avait alors été déléguée à deux entreprises privées. 

Bien que la remunicipalisation ait représenté un coût conséquent de 30 millions d’euros s’est avérée être profitable sur le long terme puisqu’en 2016, elle a conduit à un bénéfice de 44 millions d’euros. Cela en maintenant une baisse des prix pour les usagers par rapport à ceux appliqués par le précédent mode de gestion. Cette remunicipalisation est notamment portée par une volonté d’une exigence démocratique et de transparence dans la gestion de la ressource. 

Le budget participatif d’Eau de Paris

Rappel : un budget participatif, qu’est-ce que c’est ? 

De l’ancien français « bougette » qui signifie un « sac servant de bourse ». Il s’agit d’un processus de conception et d’affectation des finances publiques sur un territoire donné. Né en 1989 à Porto Allègre au Brésil ce dispositif allie la participation et la délibération par le dépôt d’idées et le vote. Le budget participatif permet au citoyen de prendre part de manière active à la vie de la cité en contribuant à une partie de l’allocation budgétaire. Une telle démarche permet de restaurer un lien de confiance entre élus et citoyens en mettant en place un dispositif de participation qui garantit le respect des engagements pris par toutes et tous. Depuis une dizaine d’années, les budgets participatifs se développent à travers le monde, en 2020, 170 budgets participatifs se sont tenus à travers la France. L’essor de ce dispositif s’explique notamment par le développement de logiciels de participation numérique libre ou privés. En effet, 70% de la participation au budget participatif se fait numériquement. L’enjeu numérique est donc particulièrement présent pour les entités souhaitant mettre en place ce dispositif. 

Le choix d’une gouvernance ouverte

Eau de Paris à fait le choix de s’engager dans une gouvernance ouverte sur la société civile avec un modèle de gestion transparent. Aussi, dans la continuité de cette orientation, elle souhaite davantage renforcer le lien avec les usagers d’Eau de Paris en les invitant notamment à participer à l’allocation d’une enveloppe budgétaire. C’est dans cette perspective qu’Eau de Paris à fait appel à Open Source Politics pour déployer leur plateforme de participation Decidim. Le choix de Decidim s’explique par le caractère libre et open source du logiciel, la communauté qui la compose et la transparence démocratique qu’il propose. La participation et la contribution à un bien commun ont été déterminantes dans cette décision. Ainsi, c’est une première en France qu’un bien commun naturel, l’eau soit, sur un champ très précis délimité en amont, géré sur un bien commun numérique, Decidim. 

Le budget participatif d’Eau de Paris est d’une enveloppe de 250 000€ qui s’adresse à l’ensemble des personnes vivant ou travaillant à Paris. Elles sont alors invitées à déposer des idées selon différentes thématiques : 

  • Accès à l’eau potable dans la ville et rafraîchissement
  • Eau potable et sport/loisirs
  • Eau potable et solidarité (accès à l’eau potable pour les plus précaires, canicule)
  • Eau potable et alimentation durable
  • Economie d’eau potable
  • Education à l’eau et à l’environnement

Un exemple pionnier

La phase de dépôt d’idées est un succès avec 53 propositions déposées sur la plateforme Decidim. Après que les services d’Eau de Paris aient étudié la faisabilité des différents projets, les habitants et travailleurs de Paris ont la possibilité de voter pour leurs projets favoris. Eau de Paris devra réaliser les projets lauréats dans la limite de l’enveloppe budgétaire disponible. 

Cet exemple pionnier dans la gestion de la ressource eau permet d’acculturer les usagers à prendre part à une telle responsabilité dans l’action collective pour la gestion d’un commun. Bien que, cela s’exerce dans un espace relativement limité et ne donne pas encore lieu à une prise de décision des usagers au sein des instances de gouvernance, cette initiative laisse espérer un développement de ces pratiques en faveur d’une gouvernance plus ouverte et composée de collèges différents pour la protection des communs. 

Ce cas d’usage permet de mettre en valeur à la fois les modalités de création et de gestion d’un commun tel que Decidim et la manière dont un commun naturel s’en saisit pour initier l’ouverture d’une gouvernance partagée. Bien que les difficultés d’indépendances vis-à-vis des instances publiques persistent, ce cas d’usage n’invalide pas la perspective d’une alternative au modèles existant de marché ou état. En effet, l’association Decidim à montré qu’il est possible d’effectuer une propriété publique pour une propriété commune. De plus, cela permet d’ouvrir la discussion quant à la nécessité d’une gouvernance et d’une gestion d’un commun par un autre commun numérique dans ce cas, de manière à favoriser une transparence et ainsi une confiance au sein de la communauté. 


Crédit photos : plaque du bâtiment d’Eau de Paris par Jean-François Gornet de Paris, France, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons et logo d’Eau de Paris par ©EAU DE PARIS.

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