Nous ouvrons un nouveau format sur notre blog cette année afin de mettre en lumière les professionnels qui utilisent nos outils de démocratie participative et nous commençons par Gironde numérique.
Pour ce premier épisode, nous avons interrogé deux représentants de ce syndicat mixte qui accompagne le déploiement de Decidim auprès de petites communes : Christophe Le Bivic, responsable du pôle Services numériques, et Pierre-Alexandre Berton, animateur territorial.
Bonne lecture !
Pouvez-vous nous rappeler la mission globale de Gironde Numérique ?
Christophe Le Bivic : « Gironde Numérique a deux missions principales. La première est l’aménagement numérique du territoire avec l’installation de la fibre optique. La deuxième est l’accompagnement des collectivités locales dans leur transition numérique, autour de cinq grandes thématiques :
La sécurisation de la gestion du patrimoine numérique des collectivités locales
Le respect des obligations réglementaires
Les outils de gestion interne des collectivités
L’équipement des écoles du 1er degré
L’inclusion numérique »
En tant qu’acteur majeur du numérique en Gironde, quelle est votre vision pour le futur de ce territoire ?
Christophe Le Bivic : « La stratégie de Gironde Numérique a été tracée pour les dix prochaines années par nos élus. Le déploiement de la fibre optique doit s’achever en 2025. La mise en place et l’exploitation de nos datacenters pour l’hébergement des données et le déploiement de services numériques dans les collectivités permet de lancer la prochaine étape qui sera de créer un réseau public multi-services pour développer de nouveaux services à coût marginal. L’objectif est que les territoires ruraux dispose d’ innovations au service des politiques publiques. C’est l’ADN de Gironde Numérique depuis sa création il y a 15 ans par le Département et les Communauté de communes et d’agglomération de la Gironde : garantir l’égalité et l’autonomie de gestion de chaque territoire. C’est une question de gouvernance, de souveraineté, de résilience et de maitrise des coûts, à l’heure de l’hégémonie des GAFAM. »
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous mobiliser sur les questions de démocratie participative ?
Christophe Le Bivic : « En réalité ce n’était pas une question de démocratie participative, mais de gestion de la relation citoyenne que nous souhaitions traiter : le partage d’information entre une collectivité et ses administrés. La principale difficulté est qu’à la question : « quels sont vos besoins ? » Les collectivités n’en expriment que rarement. Les obligations réglementaires sont déjà nombreuses et complexes pour une collectivités de moins de 1 500 habitants (80 % des communes de Gironde) : profil acheteur, télétransmissions, signature électronique, RGPD, publication des actes, etc. Sur le sujet de la relation citoyenne, Gironde Numérique propose historiquement aux plus petites collectivités une présence sur internet en leur mettant à disposition un site web ou une adresse mail « professionnelle ». En 2020, avec la pandémie, la question de la communication entre les collectivités et leurs administrés s’est posée. Nous avons donc intégré dans nos offre des outils d’enquêtes en ligne, de rendez vous en ligne, de visio, d’alertes SMS. Dans le cadre du plan France Relance, nous avons décidé de proposer un outil de participation citoyenne et Decidim a été retenu. Cette solution open source avait toutes les fonctionnalités attendues. La mutualisation de solutions entre collectivités assure la mise en commun de moyens, de ressources et de partage d’expérience : nous gagnons collectivement du temps. »
« La mutualisation de solutions [comme Decidim N.D.L.R.] entre collectivités assure la mise en commun de moyens, de ressources et de partage d’expérience : nous gagnons collectivement du temps. »
— Christophe Le Bivic, Responsable du pôle Services numériques
Selon-vous qu’est-ce qui fonctionne bien sur Decidim et qu’est-ce qui, au contraire, mérite d’être amélioré ?
Pierre-Alexandre Berton : L’outil Decidim est fascinant et rempli de fonctionnalités toutes utiles, mais pas pour tous les acteurs. C’est une plateforme qui est plutôt faite pour des gros acteurs, je pense notamment à Bordeaux Métropole, certains départements, la ville de Barcelone ou le Sénat. En comparaison, Gironde Numérique accompagne des collectivités qui comptent autour de 500/700 habitants. Du coup, la plateforme Decidim est assez lourde pour des collectivités de cette taille-là. J’aimerais pouvoir proposer à nos clients des interfaces plus légères et ergonomiques, j’attends donc avec impatience la refonte graphique de l’espace administrateur ! »
Comment aller plus loin selon vous, en dehors de ce réseau d’utilisateurs et d’administrateurs qui pourraient se constituer à terme ?
Christophe Le Bivic : « Decidim est un outil vraiment polyvalent. Si le service est complexe à prendre en main sur la partie « super admin », ce n’est pas un frein mais juste un temps d’investissement nécessaire côté Gironde Numérique. En revanche, il est indispensable d’avoir une administration fonctionnelle « acceptable » pour les collectivités que nous accompagnons qui n’ont ni informaticien, ni chefferie de projet, ni chargé de communication… Cela reste donc aujourd’hui un outil compliqué à mettre en place s’il n’y a pas l’intermédiaire des opérateurs publics de services numériques ou de structures de mutualisation. Pour que le projet fonctionne, il faut également que la collectivité ait une volonté politique à lancer ce type de démarche et trouver un agent « couteau suisse » pour la partie technique, fonctionnelle et d’animation. Gironde Numérique n’a pas vocation à faire « à la place de », mais à accompagner et à former pour que la collectivité s’approprie les outils numériques et soit autonome. »
Encore merci à Christophe Le Bivic et Pierre-Alexandre Berton pour ce témoignage ! D’autres entretiens seront publiés prochainement alors pour ne pas les rater, inscrivez-vous à notre lettre d’information mensuelle 😉
La crise sanitaire actuelle a relancé le débat relatif aux civic tech (technologies civiques ou citoyennes) à l’occasion du déploiement de l’application TousAntiCovid, le posant alors en termes éthiques. Les discussions publiques que l’application a pu occasionner ont participé à une certaine conscientisation de la place et du rôle de l’open source et des logiciels libres au sein des technologies présentes dans notre quotidien.
On se souvient en effet des craintes relatives à l’utilisation des données ou encore les questions de transparence que pouvait poser cette application. La CNIL s’est alors saisie du dossier en décembre 2020 afin de se prononcer sur le projet de décret modifiant celui relatif au traitement des données dénommé “StopCovid”. Le paysage français est en effet de plus en plus marqué par ces réflexions, notamment dans le cadre de l’essor des technologies civiques.
Les récents évènements et mouvements sociaux caractérisés par une certaine défiance institutionnelle ont participé à une restructuration du “rapport entre débat public et engagement privé, représentation directe et nouvelles formes d’expression démocratique” (Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL depuis février 2019). Les civic tech ont en ce sens particulièrement été mobilisées dans le cadre de démarches participatives initiées par des institutions publiques afin de faire intervenir citoyens et citoyennes dans le débat public.
Mais l’emploi des outils numériques à des fins démocratiques doit pouvoir garantir le respect des critères de transparence et des droits relatifs aux données personnelles. C’est ici tout l’enjeu de la distinction entre logiciel open source ou libre et logiciel propriétaire. C’est aussi tout l’enjeu de ce que certains appellent la technopolitique : “l’intégration de (…) principes démocratiques au commencement de l’élaboration technique (…) des outils numériques”, ceci se traduisant par l’inscription de principes démocratiques dans le code de la plateforme.
L’actualité des civic tech, marquée par le passage en open source d’ acteurs du secteur nous a ainsi invités à préciser à nouveau les contours et enjeux de la distinction entre logiciels propriétaires et logiciels libres et open source.
L’équipe d’Open Source Politics et ses co-fondateurs (Valentin, Virgile, Alain et Olivier) militent depuis plus de 5 ans pour que l’open source et le libre deviennent la règle, dans un paysage français pourtant majoritairement propriétaire.
Le terrain gagné par les logiciels libres et open source sur le marché des civic tech va pouvoir nourrir un débat et des questionnements que nous avons déjà amorcés au sein du mouvement des logiciels libres et des communs numériques.
A cet égard, nous ne sommes pas seulement mus par l’idée de mobiliser des logiciels libres et open source mais aussi et surtout par celle de contribuer à de véritables biens communs numériques, c’est à dire une “ressource produite et/ou entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes, et gouvernée par des règles qui lui assurent son caractère collectif et partagé” (Labo Société Numérique).
Pour mieux comprendre cet engagement, cet article s’emploie à expliquer le plus clairement possible ce qui oppose l’open source et le libre au propriétaire en posant une grille d’analyse accessible, permettant de qualifier de tels projets.
Comparatif logiciels Libre et open source vs Propriétaire
Logiciel Libre et open source
Logiciel Propriétaire
Licence d’utilisation payante
Non
Oui
Ouverture du code source
Oui, d’où l’appellation “open source”.
Non. Le code source est fermé d’accès.
Exemples
Libre Office, Firefox, Linux, Android, VLC etc.
Pack Office (Word, Excel etc.), Suite Adobe, etc.
Liberté d’exécuter (utiliser) le programme pour tous les usages.
Oui, tout le monde le peut.
Non, seul le propriétaire le peut ou en accordant son autorisation.
La liberté d’étudier le fonctionnement du programme.
Oui
Non
La liberté de redistribuer des copies.
Oui
Non
La liberté d’améliorer le programme et de publier ses améliorations.
Oui
Non
Risque de dépendance à un éditeur
Faible si le logiciel est mature et dispose d’une communauté
Forte, ce qui peut s’avérer risqué si c’est un éditeur de petite taille
Sécurité
Les logiciels mature sont soumis à des audits et peuvent compter sur de nombreux contributeurs
Soumis à des audits mais dont les résultats ne sont pas forcément rendus publics et dont les résultats ne sont pas réplicables
Réversibilité possible
Oui
Rendue compliquée par la licence
Interopérabilité des logiciels entre eux
Plus facile à mettre en œuvre.
Rendue plus complexe.
Mutualisation des investissements
Garantie et possible à grande échelle si le logiciel dispose d’un écosystème mature de contributeurs.
Oui, mais limité aux capacités et à la volonté de l’éditeur.
Infographie logiciels libres et open source vs propriétaires
Zoom sur les licences :
Les logiciels libres et open source sont régis par des licences gratuites dites ouvertes ou libres.
La formule bien connue dans les communautés libristes précise en général :
“Free as in freedom, not as in free beer”
qui fait référence au fait que si en effet ces licences garantissent aux usagers 4 grandes libertés (exécuter, étudier, modifier, redistribuer), cette gratuité d’usage est conditionnée par le fait d’avoir les ressources nécessaires (temps, connaissances informatiques, hébergement) pour installer, configurer et utiliser par soi-même le logiciel.
À défaut de telles ressources, il faudra rémunérer le travail des prestataires ayant construit un savoir-faire et une offre de service au contact de leurs clients. De nombreux types de licences et de modèles existent pour les logiciels libres et open source, on les divise en général en deux grandes catégories :
Copyleft (à l’opposé du copyright) qui garantit aux utilisateurs que les grandes libertés du logiciel libre seront respectées mais empêche la mise en place de restrictions (fermeture ultérieure du code, versions modifiées non publiées). Exemple : GPL (General Public Licence)
Non copyleft qualifiées en général de permissives puisqu’elles permettent d’appliquer des restrictions sur des versions modifiées, souvent plus complètes, qui peuvent être distribuées sous licence propriétaire. Exemple : la licence MIT, et les modèles open core
Les logiciels propriétaires imposent une licence d’utilisation dite propriétaire qui fixe les conditions d’accès et d’utilisation du logiciel. Si elle est payante l’éditeur est libre de choisir les modalités qu’il impose (par utilisateur, par organisation etc.).
Netflix par exemple fonctionne avec un abonnement mensuel qui permet à un ou plusieurs utilisateurs d’utiliser le service sur différents supports (téléphone, télévision, ordinateur).
“Quand c’est gratuit, c’est toi le produit”
Autre expression populaire des communautés libres qui indique que nombre de logiciels propriétaires sont utilisables gratuitement, comme Facebook par exemple qui dégage sa rentabilité en utilisant les données de ses utilisateurs afin de vendre des ciblages publicitaire pointu.
Zoom sur l’ouverture du code :
La question de l’ouverture du code est le critère ayant donné son nom à l’open source. Ce code source peut être comparé à une recette de cuisine, comprenant alors ingrédients et marche à suivre pour réaliser un plat : si vous ne disposez pas de cette recette, n’ayant alors pas la liste des ingrédients à utiliser ni le processus de fabrication, il vous sera impossible de reproduire ou de modifier ce plat. En ce sens, le logiciel propriétaire ne donne pas accès à son code source tandis que le logiciel open source offre cet accès en toute transparence et gratuité.
Zoom sur la question de la durabilité et de la scalabilité :
Les logiciels libres et open source présentent des garanties de réversibilité bien plus importantes que celles d’un logiciel propriétaire. Les codes sources étant publics et généralement bien documentés pour la plupart des logiciels libres, il est facile de trouver un autre prestataire en cas de faillite ou de mésentente. Si des ressources sont disponibles au sein de l’organisation, une internalisation est tout à fait possible via un transfert de compétences.
Ce critère est d’autant plus important dans le secteur des civic tech puisqu’il est majoritairement constitué de PME et de TPE proposant des solutions innovantes par nature risquées, et dans la mesure où les collectivités ont tendance à s’engager sur une ou plusieurs années.
Le modèle libre et open source permet d’éviter une dépendance accrue à un seul prestataire dont la viabilité à moyen terme n’est pas garantie.
Zoom sur les questions de sécurité :
Si tout système informatique est potentiellement exposé à des failles de sécurité, les logiciels libres et open source suffisamment matures sont généralement autant audités que les logiciels propriétaires, en plus d’exposer leur source en libre accès. Cette particularité permet une vérification plus large et poussée puisqu’un écosystème pluriel de contributeurs veille collectivement à assurer le meilleur niveau de sécurité. Pour faire simple, davantage de paires d’yeux (de contributeurs actifs) peuvent ainsi déceler des failles et proposer des corrections selon un protocole dicté par la communauté.
Si les logiciels propriétaires bénéficient eux d’audits ponctuels, leur résultats ne sont pas toujours rendus publics et ne sont de facto pas reproductibles, le code source n’étant pas ouvert. Enfin, la transparence sur les correctifs apportés suite à l’audit n’est pas toujours garantie et nécessite parfois un autre audit.
La mutualisation des investissements :
S’il est possible de mutualiser les investissements dans le cadre du déploiement d’un logiciel propriétaire, cette mutualisation est plus riche dans le cadre de l’open source puisqu’une fois développé, le logiciel est co-amélioré sans limite géographique par une large communauté d’acteurs très diversifiée, qui le modifie en fonction des nouveaux besoins de ses utilisateurs.
Le besoin est défini alors par les utilisateurs et pour les utilisateurs, à l’inverse d’un logiciel propriétaire où le développement est tributaire des capacités et de la volonté de l’éditeur à les mettre en œuvre.
Le modèle libre et open source permet de ne pas être limité par les capacités d’un éditeur qui ne parviendrait pas à répondre aux enjeux et besoins d’une très grosse institution. Comme ça été le cas pour la plateforme de la Conférence pour le futur de l’Europe, le code de Decidim étant ouvert et libre la Commission Européenne a pu recourir à plusieurs prestataires de développement (dont Open Source Politics) en simultané afin de répondre à ses nombreux besoins.
Le fait que Decidim soit open source a permis aux institutions européennes de collaborer plus facilement entre elles, mais aussi, ce qui est crucial, avec des prestataires de services externes. En utilisant une solution propriétaire, les institutions européennes auraient été limitées au fournisseur de la solution, alors qu’en utilisant Decidim, elles ont pu « construire une équipe dédiée juste à cet effet ».
Si les différences entre logiciel libre ou open source et logiciels propriétaires peuvent sembler anodines pour les utilisateurs finaux qui ne sont pas nécessairement experts de ces questions, elles devraient pourtant être au centre des débats lorsqu’il s’agit de logiciels où ils agissent afin d’exercer leur citoyenneté.
Le domaine de la civic tech censé (par définition) mettre les technologies actuelles au service de l’accroissement des pouvoirs citoyens en vue d’un meilleur fonctionnement démocratique avec des gouvernements plus ouverts se doit de faire des choix dans les outils employés. Ces outils peuvent être des biens communs appartenant aux citoyens dans un objectif civique défini selon des modalités démocratiques, ou bien ils peuvent être la propriété d’entreprises privées auxquelles on laisserait le loisir de définir les objectifs civiques de ces outils en fonction d’un impératif économique.
Il ne s’agit pourtant pas non plus d’un choix manichéen. Différents modèles de logiciel sont possibles avec leurs avantages et leurs inconvénients. Dans un cadre que l’on voudrait démocratique, il est important de connaître la nature des outils que l’on met à disposition des citoyens, notamment par l’ouverture du code.
En l’absence de toute réflexion sur le sujet, on prend le risque de voir proliférer des modèles d’affaires basés sur la revente ou l’usage marchand des données obtenues lors de consultations publiques hors du cadre ouvertement consenti ou compris par le citoyen lors de sa participation initiale.
C’est en tout cas ces questionnements qui nous ont amené à choisir Decidim pour accompagner nos clients. Plus qu’un logiciel libre et open source, c’est un véritable commun numérique qui rassemble une communauté diverse d’acteurs et de contributeurs et qui permet aujourd’hui de propulser les plateformes de 200 institutions à travers le monde.
Nous verrons dans un prochain article quels critères nous ont guidé dans ce choix et comment analyser et comparer de manière très simple différents projets de logiciel libre et open source.
La participation citoyenne dans une société en réseaux
Cet article sur la participation citoyenne est la traduction de l’introduction du guide d’administration de Decidim, publié en mars 2010 à l’occasion de la sortie de la version 0.10 de la plateforme (téléchargeable ici).
Cette introduction présente un intérêt tout particulier puisqu’elle explicite la vision qu’ont les fondateurs et fondatrices de Decidim. Vous pourrez y trouver les ressources théoriques mobilisées pour construire le cadre de Decidim. Celles-ci inscrivent la plateforme comme héritière d’une longue tradition intellectuelle ; vous pourrez toutefois constater que Decidim renouvelle profondément cette tradition et la réactualise en considérant les nouveaux enjeux du XXIè siècle.
Les technologies de l’information et de la communication (ci-après TIC) et les pratiques qui leur sont associées sont en train de provoquer des transformations irréversibles dans le monde social et politique. De la petite association de résidents jusqu’aux campagnes électorales les plus intenses, d’une organisation ou d’un rassemblement de quartier à l’Union Européenne, les relations politiques sont de plus en plus déterminées par l’utilisation d’outils et de technologies numériques. Il semble que le futur de la participation démocratique et de l’action collective se fera à travers le développement de plateformes numériques et de processus hybrides, qui rénovent les pratiques traditionnelles et les combinent avec des pratiques numériques (Fuchs, 2007).
Cette transition coïncide avec le déclin des systèmes représentatifs ces dernières décennies (Norris, 1999 ; Pharr & Putnam, 2000 ; Tormey, 2015), qui a contribué à la remise en cause de la légitimité et du sens de la démocratie elle-même, réduite et souvent identifiée à ce système (Crouch, 2004 ; Keane, 2009 ; Streeck, 2016). Plusieurs auteurs ont utilisé le terme « post-démocratie » pour se référer à la diminution du pouvoir et du sens des institutions représentatives qui va de la mondialisation à la désaffection et à la désertion politiques des citoyens (Brito Vieira and Runciman, 2008 ; Keane, 2009 ; Rosanvallon, 2011 ; Tormey, 2015). Les différentes tentatives d’amélioration de la participation ne sont pas parvenues à renverser cette tendance (Keane, 2011 ; Tormey, 2015).
Cette crise politique de long terme s’est révélée après la crise économique et financière de 2008, et lui est directement liée. Ainsi, des millions de gens mobilisés contre cette crise n’ont pas simplement demandé une vraie démocratie, ils l’expérimentent et la construisent réellement. L’étape-clé de ce processus est le mouvement-réseau du 15M. C’est dans un contexte d’hypermédiation technologique que les TIC, utilisées dans les années 80 et 90 pour l’accélération des flux financiers et de la mondialisation (Castells, 1996), sont devenues des espaces et des outils cruciaux en faveur d’une réappropriation multipolaire de la politique ainsi que de l’expérimentation démocratique (Martinet Ros et al., 2015).
Après quatre ans de nombreux succès et échecs, de nouvelles initiatives politiques citoyennes ont réussi en mai 2015 à prendre le pouvoir dans les principales villes espagnoles, dont Barcelone. De fait, elles se plaçaient dans la continuité de pays comme l’Islande, où la crise économique a entraîné une période de réappropriation citoyenne des institutions et d’innovation démocratie fertile, basées sur une utilisation intensive et créative des TIC.
Depuis le 15M, la plupart des expérimentations visant à l’introduction de nouvelles formes de démocratie participative et délibérative (Barber, 1984 ; Habermas, 1994, 1996 ; Della Porta 2013) ont utilisé la technologie comme intermédiaire. Comme on peut le constater à partir du cas islandais (et d’autres, comme l’exemple finlandais), les processus de démocratisation tels que la mobilisation citoyenne et la prise de pouvoir demande une coordination techno-politique (Rodotà 1997 ; Martinet Ros et al., 2015) pour atteindre une profondeur et une diversité maximales. La technopolitique émerge de la politisation de technologies et du ré-assemblage technologique de la politique aussi bien que du co-développement et de la co-production des technologies.
La forme que revêtent ces délibérations et participations techno-politiques diffère ; les pratiques numériques et présentielles, les espaces et les processus se connectent et se nourrissent mutuellement sur plusieurs niveaux. Ces dispositifs participatifs visent à l’augmentation du nombre, de la variété et de la parité des individus qui prennent part au gouvernement commun de la ville, étendant et enrichissant du même coup les zones, formes et périodes dans lesquelles ils se produisent et aidant ainsi à l’amélioration de l’intelligence collective (Levy, 1997), capable de se confronter à la complexité de la vie urbaine contemporaine. La technopolitique doit pallier les nombreuses limites de ce qui a été appelé la « démocratie numérique » (Hindman, 2008) en commençant par se libérer elle-même des récits « techno-centrés » et « techno-optimistes » autour de la participation aidée par le numérique.
De nouveaux dispositifs participatifs sont en cours de construction dans un contexte plein d’opportunités quoique périlleux. Le programme de gouvernement de 2015 et le Plan d’Action Municipal (PAM) 2016–2019 établis pour la ville de Barcelone donnent la part belle à la participation et plus spécifiquement à l’innovation et au développement de nouveaux modèles de participation. Le PAM, dont la construction a rassemblé des milliers de personnes, correspond à une demande sociale équivoque appelant à une profonde remise en cause du système démocratique et des mécanismes de participation.
Cependant, cette dynamique survient dans un contexte défini par : a) l’exclusion sociale, politique et économique de larges parts de la population ; b) des difficultés d’accès à la participation de plus en plus importantes, résultant de la situation de crise économique ; c) la crise de légitimité et d’efficacité du régime de démocratie représentative et des autorités publiques ; d) l’immense dépendance technologique vis-à-vis d’infrastructures et de services privés ; e) un contexte politique et législatif d’opposition à la démocratie directe, à l’indépendance sociale et à la souveraineté territoriale ; f) un désavantage institutionnel abyssal quant à la compréhension des complexités sociales à l’aide de techniques d’analyse des données comportementales et de modèles que les grandes entreprises technologiques et les services numériques possèdent.
Contrôle des données et infrastructures numériques pour la démocratie et la participation citoyenne
Dans un contexte de nouvelles configurations du capitalisme informationnel (Castells, 1996), souvent appelé « capitalisme de la donnée » (Lohr, 2015 ; Morozov, 2015) ou « capitalisme de surveillance » (Zuboff, 2015), les nouvelles infrastructures numériques de la démocratie courent le risque de contribuer à des dynamiques contraires aux principes de vie privée et de souveraineté technologique.
Les plateformes propriétaires, fermées et opaques tournées vers l’exploitation de l’activité sociale pour le profit agissent de manière non-démocratique et occupent de plus en plus la vie sociale. Ce modèle est particulièrement dangereux en regard des nouvelles infrastructures et dispositifs démocratiques que nous appelons de nos vœux.
Comparé au modèle d’infrastructure privé et propriétaire, le modèle des communs publics, duquel nous pensons que le développement de decidim.barcelona doit s’inspirer, est tourné vers le développement de plateformes dont le design, la propriété et l’organisation sont libres, ouverts, participatifs, partagés entre agents publics et citoyens (organisés ou non). Par ce modèle, le code de la plateforme mais également les données qu’elle génère sont gérés et mis à disposition de manière commune et publique. L’ouverture de tous les secteurs à la participation, l’instauration des communs comme principe politique (en opposition à la sphère privée et même à la sphère publique-étatique — Laval & Dardot, 2015) semble être une condition sine qua non afin que les dispositifs participatifs soient réellement fonctionnels.
La participation se doit ainsi d’être récurrente : elle doit aider à définir et établir les conditions structurelles de sa propre existence et peser sur le design, le développement et la gestion des plateformes participatives, des concertations et des résultats (c’est-à-dire les données) générées dans ce cadre.
Mis entre les mains de grandes entreprises de services numériques, l’organisation algorithmique de la vie sociale et du thème qui nous concerne, la participation politique, fait courir un risque à la démocratie et à la souveraineté technologique que seul un effort de production de communs publics dans le secteur des infrastructures numériques peut contrer. Seules des plateformes basées sur des logiciels libres, ouverts, transparents, sécurisés et communs offrent suffisamment de garanties dès lors que l’on souhaite construire des démocraties de meilleure qualité. La démocratie du futur doit donc être construite avec des infrastructures démocratiques.
Cette conclusion raisonne parfaitement avec la philosophie adoptée par Open Source Politics depuis sa création. L’utilisation des logiciels libres, dont nous avons fait le principe fondamental de notre activité, met en pratique notre volonté de développer des communs numériques au service de la démocratie. Nous avons longuement expliqué ce choix dans un article précédent, accessible ici.
Nous reproduisons ici, pour la première fois en français, le « Contrat Social » de la plateforme Decidim, traduit du catalan en passant par l’anglais. Toute traduction implique nécessairement des choix, qui peuvent par endroit altérer l’intention initiale de la phrase, mais nous avons tenté de restituer au mieux l’esprit de l’original.
Le choix d’intituler ce document « Contrat social » est lourd de sens puisque ce concept est l’un des plus connus de la philosophie politique. Initialement théorisé par Grotius au 17ème siècle avant d’être popularisé par Hobbes, Locke et Rousseau, le contrat social constitue une hypothèse de réponse à plusieurs questions philosophiques fondamentales. L’objectif est en effet de fournir un cadre conceptuel permettant d’expliquer la fondation de la société et de comprendre pourquoi l’être humain se soumet à des règles auxquelles il n’a pas choisi explicitement de se soumettre.
L’idée derrière la reprise de cette notion par les fondateurs de Decidim est donc d’assumer le développement d’un nouveau fonctionnement politique à travers l’adoption de cette plateforme. C’est donc la marque d’un renouvellement de la compréhension de notre participation, en tant qu’individus politiques, à la société. Cette conception renouvelée du poids politique du citoyen est issue directement, dans le cas de Decidim, de la relation étroite des leaders du projet avec le mouvement des Indignés, qui souhaitait explicitement refonder l’organisation du pouvoir politique pour obtenir une démocratie plus ouverte.
ContratSocial
Charte valorisant les garanties démocratiques et la collaboration ouverte.
Ce texte est le contrat social que tous les membres du projet Decidim s’engagent sur l’honneur à respecter.
L’utilisation et le développement de la plateforme Decidim, par une institution ou un groupe de quelque nature que ce soit, implique l’entier accord et l’engagement pour ce Contrat Social.
Logiciel libre et contenu ouvert
Le code de la plateforme, ainsi que celui des modules, des bibliothèques logicielles ou de tout autre code développé pour son fonctionnement et son déploiement sera toujours un logiciel libre et gratuit, sous licence Affero GPLv3 ou une version plus récente [https://www.gnu.org/licenses/agpl-3.0.en.html] lorsque le code est neuf et sous une licence compatible avec celle citée ci-dessus lorsque le code est réutilisé.
De même, le contenu, les données, les APIs et/ou toute autre interface déployée dans un but d’interaction avec n’importe quel type d’utilisateur doit suivre des standards ouverts et interopérables (ex : OpenID, RSS, Ostatus, etc.), toujours en ayant pour objectif de tendre à leur compatibilité avec les standards ouverts les plus utilisés.
Dans le but d’assurer la transparence et la collaboration citoyenne au sein des processus participatifs, les contenus, textes, graphiques, polices, éléments audio, vidéo, ou tout autres éléments de design seront publiés sous une licence Creative Commons By-SA [https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/legalcode].
Les données disponibles sur la plateforme, particulièrement toutes les données pouvant être collectées de manière systématique à l’aide de scrappers ou d’autres techniques de consultation massive, seront publiées sous licence Open Data Commons Open Database License [http://opendatacommons.org/licenses/odbl], en formats standardisés et accessibles (tels que CSV, JSON, etc.) et, dès que possible, avec des outils qui facilitent l’analyse et la visualisation de données.
Transparence, traçabilité et intégrité
La plateforme et ses configuration, développement, déploiement et utilisation actuels et futurs doivent nécessairement assurer et optimiser la transparence, la traçabilité et l’intégrité des documents, propositions, débats, décisions et tout autre objet, mécanisme ou processus participatifs.
Par transparence nous entendons que toute donnée liée à ces processus et mécanismes participatifs est disponible au téléchargement, à l’analyse et au traitement, toujours sous les standards et formats les plus utilisés pour partager l’information (accessibilité, multi-format, etc.).
Le principe de transparence est une condition nécessaire au contrôle des mécanismes et processus participatifs, mais il ne doit en aucun cas être étendu au traitement des données personnelles ou servir des attaques contre la vie privée des participant.e.s à la plateforme.
Nous entendons par traçabilité la capacité de trouver facilement et dans le détail l’histoire (passée comme future) de l’élaboration des propositions, plans, régulations ou quelqu’autre objet de participation ou décision compris dans un mécanisme ou un processus. La plateforme doit à tout moment montrer comment, pourquoi, par qui et avec quelles garanties un morceau d’un processus participatif a été rejeté, approuvé ou bloqué.
Nous entendons par intégrité l’authenticité d’un contenu spécifique, et l’assurance qu’il n’a pas été manipulé ou altéré sans que cette modification ait clairement été enregistrée et qu’elle soit visible et accessible. L’exigence d’intégrité revient à la non-manipulation des propositions et résultats des processus ou mécanismes participatifs.
Égalité d’opportunité et indicateurs qualitatifs
Conjointement aux garanties définies précédemment, la plateforme promet de fournir des opportunités identiques pour toute personne, aussi bien concernant les propositions que toute autre contribution que la plateforme accueille. Celle-ci offre des possibilités égales de participation à tous les processus (propositions, débats, etc.) : toute personne peut les voir, les discuter, les commenter, les évaluer, les traiter, sans discrimination d’aucune sorte. L’identité numérique des utilisateur.trice.s de la plateforme sera ainsi toujours personnelle et non-transférable. Le processus de vérification qui confère les droits à la décision sur la plateforme sera également unique, et la responsabilité incombe à l’entité administrative en charge de la plateforme d’éviter l’usurpation d’identité d’une personne ou d’une entité.
La plateforme doit promouvoir, avec l’objectif d’en assurer le caractère démocratique, l’utilisation d’indicateurs qualitatifs développés sur la base des données obtenues par les différents processus et mécanismes participatifs et par l’activité des utilisateur.trice.s. Le partage des réglages des différents modules ainsi que l’open data seront mis en avant dans le choix de ces indicateurs.
L’égalité de participation des citoyen.ne.s est un des principes fondamentaux de tout système démocratique ; la plateforme doit non seulement assurer une égalité d’opportunité concernant les usages et les fonctions mais également les droits d’accès. Ainsi, l’organisation en charge de la plateforme s’engage à agir pour favoriser l’accès à, et le soutien de, la plateforme pour tou.te.s les citoyen.ne.s de la même manière. Les outils et ressources appropriées pour la plateforme sont disponibles à tous sans distinction.
Confidentialité des données
La confidentialité et le caractère privé des données personnelles que les individus pourraient fournir pour participer à n’importe quelle fonctionnalité et/ou possibilité de participation que la plateforme offre doivent être garantis à tout moment. En aucun cas des données personnelles ne doivent être transmises à un tiers. Les données personnelles ne seront pas utilisées plus que ce qui est strictement nécessaire dans le cadre de l’enregistrement des utilisateur.trice.s et des améliorations de la navigation sur la plateforme.
Dès que la technologie de la plateforme le rend possible, l’expression de préférences politiques ou de volontés au cours de processus de décision devra rester inaccessible même à l’administrateur de la plateforme ou le(s) serveur(s) l’hébergeant.
Responsabilité et suivi
Répondre à toute demande et à toutes les contributions le plus rapidement possible doit être un engagement pris envers les citoyen.ne.s. Un autre se situe dans le suivi des résultats des processus participatifs et la réponse à celles et ceux qui les demandent. Enfin, le dernier engagement consiste en l’étude de l’intégration d’indicateurs pour contrôler le processus participatif une fois terminé, afin d’en évaluer systématiquement le déroulé.
Amélioration permanente et collaboration inter-institutionnelle
Des mécanismes d’évaluation périodiques seront mis en place afin de faciliter l’amélioration de la plateforme.
La priorité sera donnée à la collaboration et à l’échange d’expériences entre les institutions incluses dans le projet, dans l’objectif d’améliorer, réparer et construire de nouveaux développements visant à améliorer sans cesse la plateforme.
Dans ce but, une atmosphère de collaboration sera mise en valeur pour le développement d’améliorations qui visent à bénéficier à l’ensemble de la plateforme, ce qui permet la coordination entre différents acteurs si nécessaire.
Conditions d’utilisation
Tous les points de cette charte doivent être reproduits dans le texte du contrat de licence que chaque organisation qui intègre Decidim à ses services établit avec les utilisateur.trice.s et ne doivent jamais être contredits.
Open Source Politics est une entreprise qui développe des plateformes de démocratie participative pour des acteurs publics, privés et associatifs. Contactez-nous si vous souhaitez vous engager dans un dispositif de concertation ou un budget participatif utilisant des outils civic-tech !
Deux ans plus tard, une première sélection s’est naturellement opérée. D’un côté, les démarches citoyennes qui poursuivaient un horizon électoral ont été au bout de leurs expérimentations ; elles formeront le socle de sédimentation des prochaines itérations, avec un besoin crucial d’accès à de nouveaux financements. De l’autre, plusieurs entreprises ont débuté leur phase de croissance en commercialisant avec succès des plateformes et applications auprès d’institutions publiques et d’acteurs privés.
Puisque nous sommes souvent questionnés sur le modèle OSP, nous avons pris le temps, au cours des derniers mois, d’analyser les différentes approches de notre marché en cours de structuration. Une occasion de réfléchir à nos propres spécificités et d’anticiper les conséquences à long terme des choix politiques et économiques qui s’opèrent actuellement.
Indiquons tout d’abord que la recherche d’un modèle de rentabilité n’est pas obligatoire : pour les projets de nature associative, reposant essentiellement sur des contributions bénévoles et militantes, l’appel aux dons philanthropiques et/ou aux subventions publiques peut suffire. Citons l’exemple de l’association Regards citoyens, qui alerte d’ailleurs régulièrement sur les dérives potentielles d’un civic-business.
En revanche, pour que les démarches officielles de démocratie participative bénéficient du potentiel des civic-tech, il est nécessaire d’investir dans le développement d’outils sans cesse plus performants et dans un accompagnement méthodologique professionnel. C’est la voie dans laquelle nous nous sommes engagés avec OSP — sans abandonner nos actions associatives pour autant.
Aux États-Unis, la Knight Foundation en liste huit variantes mais, pour notre part, nous identifions à ce stade 4 grands modèles de financement de notre secteur d’activité : lever des fonds, vendre des données, vendre des licences, vendre des compétences. S’ils peuvent tous se révéler viables et lucratifs à court et moyen terme, ces modèles n’auront assurément pas les mêmes conséquences démocratiques à long terme.
Lever des fonds
C’est le modèle de financement classique d’une start-up pour accélérer sa croissance. En se projetant sur la réussite économique future d’une entreprise, un investisseur en capital-risque (aussi appelé venture capitalist ou business angel en anglais) va injecter beaucoup d’argent en échange de parts dans une société. Cet apport de liquidités permet à l’entreprise de recruter de nouveaux collaborateurs, d’investir en recherche et développement, de déployer un plan de communication plus ambitieux et d’asphyxier la concurrence dans la logique d’être l’acteur dominant du marché pour empocher à terme une mise quasi monopolistique — the winner takes all.
Nous faisions état fin 2016, à l’occasion du sommet mondial du Partenariat pour un Gouvernement ouvert organisé à Paris, de notre crainte que la civic-tech française, à rebours des tendances internationales, se détourne de la création des biens communs numériques pour s’orienter quasi exclusivement vers le financement de logiciels propriétaires.
Notre diagnostic est en train de se réaliser puisque certaines des “entreprises civic-tech” françaises les plus visibles ont levé plusieurs millions d’euros au cours des six derniers mois. Ainsi ont-elles pu doubler leurs effectifs en quelques mois et intensifier leur communication, parfois conjointe, à destination des institutions et du grand public.
Lever des fonds n’est pas un problème en soi, bien au contraire, mais ce n’est en réalité qu’un financement temporaire pour accélérer la mise en place du véritable business model d’une entreprise. Par conséquent, la question essentielle est bien celle-ci : quel est le modèle économique qui a convaincu des investisseurs publics et privés de s’engager auprès de ces acteurs de la civic-tech ?
Vendre des données
Dès juin 2015, à l’occasion d’un test de l’application américaine Brigade, qui était présentée comme le “Tinder de la démocratie”, le potentiel économique du big data politique était perceptible. Les plateformes qui collectent dans leurs bases de données nos opinions sous forme de réponses à des micro-sondages ou de signatures de pétitions se constituent de véritables mines d’or dans notre dos.
Quand bien même elles se défendraient de le faire aujourd’hui, quelles garanties ces entreprises nous apportent-elles qu’elles n’exploiteront pas demain ces données à des fins commerciales, quand le niveau de l’offre et le besoin de trésorerie seront trop irrésistibles ? Les décideurs politiques, les journalistes et les grands acteurs économiques, qui investissent déjà des fortunes dans les mesures de l’opinion effectuées par les instituts de sondage, n’attendent que cela : des outils qui permettent de cibler précisément un segment de la population pour lui adresser le contenu qui lui plaira au regard de son historique politique et qui assurera ainsi le succès d’une élection ou d’une entreprise de lobbying.
Deux expériences concrètes du pouvoir discrétionnaire de ces plateformes ont levé nos derniers soupçons.
Lors de la récente consultation “Démocratie numérique” dont nous assurions la modération et la synthèse pour l’Assemblée nationale, un tiers du trafic global enregistré sur la plateforme est provenu d’un lien direct vers sa propre proposition que Change.org a partagé avec 1,5 million de fans sur Facebook et adressé par email à ses 500 000 utilisateurs les plus intéressés par les questions institutionnelles. Logiquement, cette proposition fut de très loin la plus populaire (quasiment 20% de l’ensemble des votes exprimés sur un total de 1700 contributions). En un seul message ciblé, Change.org a eu plus d’impact qu’un mois de communication quotidienne de l’Assemblée nationale sur ses réseaux sociaux et que la dizaine d’entretiens du président de l’institution et de plusieurs député-e-s, pourtant relayés par nos plus grands médias écrits, radio et télévisés ! C’est formidable pour de nombreuses causes qu’une plateforme comme Change.org ait atteint une telle masse critique, mais un si grand pouvoir impose de grandes responsabilités.
Dans le cadre de missions d’accompagnement de concertations publiques locales, nous avons par ailleurs eu l’occasion de diffuser des “Facebook Ads”. Il s’agit de publications sponsorisées dont nous avons pu calibrer l’audience avec une précision redoutable : en échange de quelques dizaines d’euros, nous pouvions placer l’invitation à une réunion publique ou le lien vers un questionnaire sous les yeux des quelques milliers d’utilisateurs de Facebook résidant dans tel ou tel quartier, correspondant à telle ou telle tranche d’âge et ayant démontré par leurs likes un intérêt pour tel ou tel sujet.
Si l’échantillon est assez conséquent, l’investissement est considérablement plus efficace — notamment auprès des jeunes citoyens — que la diffusion de tracts sur le marché ou l’envoi d’un courrier dans les boîtes aux lettres. Le problème, c’est que Facebook limite volontairement la portée des messages pour nous inciter à rajouter quelques euros en échange d’un affichage plus important. Les plateformes de pétitions fonctionnent de la même façon : payez 10 euros pour que votre pétition soit directement envoyée à 1000 signataires potentiels supplémentaires. Et ainsi de suite.
L’adage est désormais célèbre : “Sur Internet, quand c’est gratuit, c’est nous le produit.”
Dans une “économie de l’attention” où il est de plus en plus difficile de faire passer un message à caractère civique hors des bulles d’initiés déjà convaincus et impliqués, la définition de l’ordre du jour démocratique peut-elle ne plus dépendre que des filtres payants imposés sans transparence ni contre-pouvoir par des plateformes privées ?
Vendre des licences
Une mauvaise traduction de “free software” induit en erreur de nombreux interlocuteurs qui nous sollicitent : ce n’est pas parce qu’un logiciel est libre qu’il est gratuit.
Sans même parler du développement du logiciel, l’utiliser présente des coûts de déploiement, de configuration, d’hébergement et de maintenance. Inversement, une fois qu’il est développé et en dehors des coûts précités, la duplication d’un logiciel a un coût marginal nul. Le développement ayant déjà été financé et réalisé, n’importe qui peut en bénéficier. En échange, il faut investir dans les prochaines évolutions, qui bénéficieront en retour à tous. À l’inverse, dans le cas d’un logiciel propriétaire, il est nécessaire de payer une licence d’exploitation pour un logiciel qui existe déjà, afin de rentabiliser l’investissement initial comme dans le cas d’un produit manufacturé. Au passage, en cas de position dominante tendant vers le monopole, il y a fort à parier que vous allez payer de plus en plus cher puisque vous n’avez pas d’alternative.
Ainsi l’État français a-t-il payé de plus en plus cher pour utiliser une même plateforme propriétaire. Au lieu de faire monter en compétences les administrations dans la gestion d’une solution de base et d’investir dans son amélioration — quitte à confier cette dernière à des entreprises de développement privées — la puissance publique accepte de payer, licence après licence, une plateforme dont elle ne maîtrise ni le code source ni la stratégie d’évolution. De manière cocasse, c’est déjà un investissement public, via une participation de la Caisse des Dépôts et Consignations, qui finance en partie le développement de cette solution qui prive L’État de sa souveraineté en matière de démocratie participative en ligne !
Recourir à l’offre Software as a Service (SaaS) d’une entreprise qui a fait ses preuves est un choix confortable qui déresponsabilise les décideurs et les équipes techniques des ministères et des collectivités territoriales. Il présente selon nous — et nous le disons en tant que citoyens au-delà des intérêts concurrents de notre entreprise — un risque majeur de privatisation d’outils et de compétences qui doivent au contraire être partagés avec le plus grand nombre.
Faudrait-il au contraire que l’État crée sa propre plateforme ou rachète les droits de celle de son prestataire privilégié ? Ce serait potentiellement tout aussi grave, dans l’hypothèse imprévisible d’un gouvernement aux pratiques liberticides qui se servirait de telles plateformes pour un fichage des opinions des participants ou une modification a posteriori de leurs contributions. C’est notamment la position de nos inspirateurs barcelonais qui ont conçu la plateforme Decidim dont nous sommes partenaires. Virgile Deville a développé cette argumentation début décembre 2017 lors d’une conférence du think tank Décider Ensemble autour des rapports d’institutionnalisation ou d’indépendance entre civic-tech et démocratie représentative.
Chaque choix de design et d’intégration effectué par une équipe technique sur une plateforme a, même inconsciemment, un impact sur les utilisateurs. Prenons un exemple : le fait de connaître le résultat d’un vote avant de participer modifie nos comportements. Avec un logiciel libre, nous pouvons avoir un débat sur le fait de donner accès ou non à cette information aux participants — quitte éventuellement à développer les deux options. Dans le cas d’un logiciel propriétaire, un module de visualisation des avis positifs, neutres ou négatifs participe d’une offre globale à prendre ou à laisser car ces choix décisifs ont déjà été arbitrés par les développeurs qui, in fine, contrôlent le sens de votre processus participatif. Code is Law.
Que faire alors ? Comment financer des outils numériques réellement démocratiques ? Le processus de création d’un bien commun viable est assurément plus lent, mais à terme il est considérablement plus vertueux et plus résilient.
L’Assemblée Nationale vient de montrer l’exemple : à l’automne 2017, elle a fait appel à Open Source Politics pour la conseiller dans la configuration et l’utilisation d’une instance DemocracyOS que son équipe technique a appris à utiliser et à déployer sur les serveurs sécurisés de son propre hébergeur. Elle est désormais libre de mener autant de consultations sur DemocracyOS qu’elle le souhaite avec ses propres ressources. Autre avantage, l’Assemblée Nationale a pu missionner Open Source Politics pour analyser les contributions sans que nous ayons accès à la base de données en cours de consultation, et donc sans que nous ayons aucun moyen d’altérer les contributions des citoyens. L’Assemblée Nationale a tiré les conclusions de son utilisation et émis un cahier des charges pour des évolutions fonctionnelles souhaitables avec un horizon de plusieurs mois. Une instance démocratique — le Bureau de l’Assemblée Nationale — a validé certaines de ces évolutions et commandé leur réalisation. L’investissement de l’Assemblée nationale bénéficiera à n’importe quelle institution et n’importe quel collectif citoyen qui voudra s’en saisir, partout dans le monde.
Quel est l’intérêt d’Open Source Politics si nos clients peuvent se passer de nous dès que le transfert de compétences a eu lieu ? En réalité, ce modèle est totalement cohérent avec le modèle qui consiste à vendre de multiples prestations : héberger et maintenir un outil pour les clients qui n’ont pas les ressources internes suffisantes, développer de nouvelles fonctionnalités lorsque nos clients financent ces améliorations qui seront mutualisées, enfin accompagner l’usage de ces technologies par des formations, des supports de communication, du conseil stratégique, de la modération et de l’analyse…
Depuis le printemps 2016, nous avons élargi notre champ de compétences à l’animation d’ateliers d’intelligence collective et au traitement automatique du langage, afin de comprendre toutes les étapes d’un processus démocratique ouvert et moderne, en ligne et hors ligne. Nous ne vendons pas un bien captif ; nous partageons un savoir-faire. La plateforme de participation n’est qu’un outil, une partie d’un processus qui se heurte encore à des barrières sociologiques et cognitives qui excluent de la participation une large partie de la population. De même que les plateformes n’évoluent pas en un claquement de doigts, la participation citoyenne ne se décrète pas en un jour.
Nous abordons les défis qui se présentent à nous avec beaucoup d’humilité. Les plateformes civic-tech sont encore largement perfectibles, les pratiques démocratiques sont fondamentalement à repenser. Depuis le premier jour, nous avons désiré construire une entreprise qui nous ressemble et qui soit alignée avec nos valeurs. Nous avons encore tant à faire, mais nous ne sommes pas seuls et nous savons ce dont le collectif nous rend capable.
Autour de nous, des partenaires géniaux s’engagent pour que le modèle d’une démocratie réellement ouverte existe et nous les remercions pour leur soutien — citons par exemple Entr’ouvert et sa solution de gestion de la relation usager Publik que nous voulons rendre interopérable avec nos plateformes, La MedNum qui soutient les nouveaux modèles de développement de l’innovation en partenariat avec les territoires ou Medias-Cité qui porte la création des chèques APTIC pour diffuser les compétences des acteurs de la médiation numérique auprès de tous ceux qui en ont besoin.
Autour de nous, une vingtaine d’institutions francophones s’apprêtent à rejoindre une communauté d’utilisateurs qui réfléchit et investit de concert dans le futur de nos outils… en partageant avec les mairies de Barcelone, Helsinki et Turin, avec les gouvernements d’Argentine ou de Belgique.
Autour de nous, et nous vous en avons déjà présentés quelques-uns, des chercheurs et des militants du monde entier se mobilisent, non pas pour construire de nouvelles rentes économiques, mais pour faire de la démocratie du XXIe siècle notre bien commun.
Open Source Politics est une entreprise qui développe des plateformes de démocratie participative pour des acteurs publics, privés et associatifs. Contactez-nous si vous souhaitez vous engager dans un dispositif de concertation ou un budget participatif utilisant des outils civic-tech !
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