L’ingénierie de la démocratie délibérative

L’ingénierie de la démocratie délibérative

Tout comme l’architecture d’une salle de réunion influe sur le choix des personnes dont la voix peut être entendue, la conception de nos outils numériques offre et interdit certaines possibilités politiques

Cet article est une traduction réalisée par Open Source Politics de l’article publié sur le Medium « Participo », une publication de l’OCDE. Pour consulter l’article original de Jessica Feldman, cliquez ici.

De récents projets de démocratie délibérative nous ont montré que les humains sont remarquablement doués pour la collaboration, l’empathie et la prise de décision collective, même avec de parfaits étrangers. En ces temps d’éloignement physique, pouvons-nous utiliser les outils numériques en réseau pour poursuivre, voire étendre ces projets ? Peuvent-ils nous emmener encore plus loin, dans un avenir où la démocratie délibérative « s’étend » à l’échelle mondiale ?

L’une des clés de la mise en œuvre d’une véritable démocratie sera une connexion vigilante entre les décisions d’ingénierie et les valeurs politiques. Nous devons réfléchir attentivement à 1) comment et quand utiliser les différents outils, et 2) comment les construire. Dans ce billet, je me concentre sur cette deuxième question : Comment pouvons-nous concevoir de manière proactive les besoins de la démocratie délibérative ? J’esquisse ci-dessous quelques domaines dans lesquels des décisions d’ingénierie devront être prises et je mentionne quelques préoccupations et solutions possibles.

Algorithmes

Un algorithme est un processus automatisé. Lorsque nous pensons à la gouvernance algorithmique et aux processus de délibération, deux séries de questions se posent. Premièrement, où et comment utilisons-nous le numérique dans le processus de délibération ? Pour sélectionner les participants ? Pour des votes occasionnels au sein d’une réunion ? Pour rassembler, voire classer, les propositions sur lesquelles on doit délibérer ? Il existe de nombreuses possibilités et de nombreux projets pilotes. Deuxièmement, comment ces algorithmes doivent-ils être écrits ? Le code lui-même affectera les conditions de prise de décision, tout comme tout protocole politique contraint nos options.

Transparence

Si le vote en face à face est peu fréquent, il peut être nécessaire dans le cadre d’un vote en ligne. Si la délibération conduit à un vote, le public devrait-il pouvoir voir les tableaux d’un vote, et ce en temps réel ? L’identité d’un participant doit-elle être visible lors des commentaires ou du vote ? Les outils numériques permettent d’enregistrer, de compiler et de présenter rapidement ces données.

Au niveau du code lui-même, nous devons décider s’il doit être visible, et à qui. Nous pouvons tirer les leçons du récent scandale des primaires démocratiques de l’Iowa, où une application fermée et conçue de manière privée a été utilisée pour rapporter les tabulations des votes et où un « problème de codage » a fait que seules des données partielles ont été rapportées. Pour que le code soit fiable, il doit être public : transparent et open source, et financé par le peuple.

Vie privée et sécurité

Les informaticiens apprennent à évaluer la sécurité d’un système sur la base de critères qu’ils appellent la « C.I.A. ». – Confidentialité, intégrité et accessibilité. En d’autres termes, les communications/données ne doivent être vues que par ceux à qui elles sont destinées. Les données ne doivent pas être compromises ou falsifiées, et les communications et les informations doivent rester accessibles à ceux qui devraient pouvoir y accéder – sans être bloquées, refusées ou supprimées.

C’est peut-être le problème le plus urgent qui se pose : alors que de nombreux organes de décision se déplacent en ligne, en utilisant des outils préexistants, nous devons prendre au sérieux la menace de la surveillance des conversations, de la collecte de métadonnées, du « zoom bombing », du crash des serveurs (par exemple une cyber-attaque) et du piratage des votes en ligne.

Enfin, les participants travaillant à domicile peuvent ne pas avoir la possibilité de parler ou de voter comme ils le souhaitent. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas utiliser d’outils numériques, mais que ces outils doivent être conçus pour être sûrs et résistants. À court terme, les organes démocratiques doivent être conseillés avec soin sur les outils à utiliser et prendre des décisions stratégiques et peut-être conservatrices sur la manière de les utiliser.

La numérisation au-delà de la quantification

Alors que de nombreux débats sur la démocratie numérique se concentrent sur le décompte des votes, la démocratie délibérative se préoccupe beaucoup plus des conversations et du consensus. Nous devons réfléchir attentivement à la manière dont les outils numériques pourraient contribuer à faciliter ce processus, plutôt que de le remplacer. Certains outils, comme Loomio ou le logiciel consul, ont été développés à partir de communautés basées sur le consensus, avec l’idée d’aider les discussions tout au long du processus.

Les assemblées délibératives ont toujours fourni les conditions affectives pour développer l’empathie, issue de traditions d’écoute éprouvées. À mesure que nous nous mettons en ligne, nous devons nous demander si – et si – ces expériences peuvent être réalisées à l’aide d’outils numériques. Si oui, quels sont les outils nécessaires, et comment nos pratiques évoluent-elles ? Si ce n’est pas le cas, quel rôle le numérique devrait-il jouer pour soutenir le « en personne » ?

En répondant à ces questions, nous devons garder à l’esprit trois concepts clés :

Dépendance à l’égard du cheminement :

Une fois qu’une infrastructure ou un outil est construit, nous prenons l’habitude de l’utiliser, nous commençons à organiser nos activités autour de lui et à construire de nouvelles technologies par-dessus. Nous devons concevoir les choses en gardant cela à l’esprit.

Open Source :

Comme un ingénieur me l’a dit un jour, « l’open source est une source honnête ». Le code qui sous-tend nos procédures décisionnelles et délibératives devrait être accessible au public.

Conception participative :

La meilleure façon de construire ces outils est la « conception participative », dans laquelle les communautés qui utiliseront et seront affectées par l’ingénierie sont impliquées dans chaque étape du processus de décision et de test.

L’une des grandes réussites de la démocratie délibérative est qu’elle évolue et teste des codes et des processus non numériques depuis (au moins) des milliers d’années. Elle offre de nombreux protocoles dont on peut s’inspirer pour l’imagerie des processus numériques.

Une plateforme participative pour la Convention Citoyenne pour le Climat

Une plateforme participative pour la Convention Citoyenne pour le Climat

Contexte

Depuis le 4 octobre, dans le cadre de la Convention Citoyenne pour le Climat, 150 citoyen.ne.s tiré.e.s au sort se réunissent autour d’une question : Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030, dans un esprit de justice sociale ?

Depuis le 25 octobre (deuxième session de la Convention), une plateforme numérique accueille les contributions externes de l’ensemble des citoyen.ne.s et des organisations. Trois synthèses intermédiaires seront produites avant les prochaines sessions pour alimenter les travaux des 150 membres de la Convention.

Pourquoi Decidim ?

Open Source Politics a été missionnée pour mettre en place une plateforme basée sur le logiciel libre Decidim. Toutes les propositions des participant.e.s sont publiques et disponibles sur la plateforme :

Le choix de Decidim et de son code ouvert s’accorde avec les principes de démocratie et de transparence de la Convention. La plateforme permet à chacun.e.s de s’exprimer en confiance quant à la protection de ses données.

6 thématiques :

La plateforme permet de déposer des contributions autour de cinq axes de travail de la Convention. Un sixième espace est résérvé aux contributions transversales.

Les citoyen.ne.s et les organisations inscrit.e.s peuvent déposer une contribution par thématique et par intersession sur la plateforme (soit au maximum 18 durant la totalité de la Convention).

Un mois d’octobre bien complet pour la démocratie participative

Un mois d’octobre bien complet pour la démocratie participative

La démocratie participative a été rythmé en ce mois d’octobre par un ensemble d’interventions de l’équipe OSP en France et en Espagne ! Entre Madrid, Barcelone, Marseille, Poitiers, Paris les destinations ont été nombreuses et les occasions n’ont pas manqué pour présenter notre expérience du logiciel Decidim.

Virgile Deville au colloque de l’Association des Maires d’Île-de-France à Paris

Virgile intervient au colloque de l'Association des Maires d'Île-de-France au sujet à la table ronde "Les outils de la civic-tech vont-ils transformer la participation citoyenne ?"

Retrouvez ici notre article sur l’intervention de Virgile

Léo Cochin à l’événement « Innovations sociales : notre meilleur investissement » de Paris-Bercy

Léo Cochin s’est rendu le 14 octobre à Bercy dans le cadre de l’évènement « Innovation sociale, notre meilleur investissement » organisé par la Direction des achats de l’Etat (DAE), le LIBERTÉ LIVING-LAB et Le French Impact .

Plusieurs acteurs publics ont exprimé leur volonté d’orienter l’achat public vers une recherche permanente d’efficience économique mais aussi sociale. Utilisé aujourd’hui par plus de 150 institutions, le logiciel libre DECIDIM s’inscrit dans une logique durable de l’investissement public. Chaque investissement destiné à l’amélioration de ce bien commun permet à une large communauté internationale d’explorer sereinement l’innovation démocratique et sociale. L’investissement dans un logiciel open source permet en effet aux acteurs publics de ne pas être dans une situation de dépendance vis à vis de leur prestataire.

Eloïse Gabadou à l’Europeanlab de Madrid

Eloïse représentait Decidim et OSP lors de l’Europeanlab de Madrid, le 18 et 19 octobre 2019. Ce laboratoire d’idées rassemble chaque année 250 acteurs européens pour éclairer, soutenir et accompagner les initiatives qui feront la culture de demain.
Au programme de ces deux jours de réflexion et de rencontres : débats, rencontres, bibliothèque vivante, musique, plateau radio, ateliers pour enfants, workshop..
Eloïse a présenté Decidim et Open Source Politics lors d’une table ronde au sur la citoyenneté numérique, la smartcity, et les communes digitales

Valentin Chaput à Marseille pour l’événement « Faire ensemble » de Numérique En Commun(s)

Le 18 octobre 2019, OSP s’est rendu à Marseille à l’événement « Faire Ensemble ». Cette rencontre nationale organisée par Numérique en commun[s] rassemble pendant deux jours les partie-prenantes de la construction de la société numérique.

En parallèle des enjeux d’inclusion numérique largement débattus dans le cadre de Numérique en Commun(s) , Valentin Chaput a présenté la dimension européenne du projet Decidim lors d’un échange avec Louise Guillot de la 27e Région à propos des communs. En quoi faire société autour des communs permet d’assurer la pérennité et le développement de ressources relevant de l’intérêt général ? Cette question nous a fait vivre un débat passionnant au Mars Medialab.

Antoine Gaboriau aux rencontres, citoyenneté numérique 2019 à Poitiers

Antoine Gaboriau est intervenu le 7 octobre au sujet des outils numériques open source durant l’événement « Rencontres, citoyenneté numérique » organisé en partenariat avec le Conseil de développement de Grand Poitiers. Il était accompagné de

Ensemble, ils abordaient le sujet de la civic tech, et discutaient des initiatives menées via la société civile à travers le numérique. À tour de rôle, ils listaient des méthodes existantes permettant aux citoyens de s’impliquer dans les institutions et dans l’élaboration des politiques publiques.

Virgile Deville au Decidim Fest de Barcelone

Démocratie participative: Decidim Fest de Barcelone

Lors du Decidim Fest 2019, le 29, 30 et 31 octobre, Virgile Deville représentera OSP lors d’un workshop : « Participation en pratique : Processus participatifs et budgets« .

Il parlera de l’expérience d’Open Source Politics dans la mise en place de budgets participatifs en utilisant Decidim. Open Source Politics a aujourd’hui installé une vingtaine de budgets participatifs pour des collectivités, ce qui permet de tirer des enseignements, que Virgile détaillera lors de son intervention.

À sa table ronde, Virgile sera accompagné de :

  • Alberto Labarga (Université publique de Navarra, Open Knowledge Foundation)
  • Sílvia Luque (Fondation Ferrer i Guàrdia)
  • Óscar Pretel Ramírez (ancien conseiller en participation, et transparence de la mairie de Saragosse)
La technopolitique pour repenser les réseaux numériques

La technopolitique pour repenser les réseaux numériques

En 2011, des centaines de milliers d’Espagnol.es, manifestent dans les rues pour protester contre l’inaction politique face à la crise économique qui secoue le pays. Les syndicats et les partis politiques restent paralysés face à ce mouvement d’une ampleur inédite. Pendant des semaines, les Indignés campent et organisent seul.es une contestation de masse.

Dans ce moment d’effervescence, une réflexion inédite naît, renouvelant les rapports entre politique et technologie. L’organisation des multiples actions des Indignés via des outils numériques nourrit cette réflexion en fondant un argument désormais presque classique : les technologies numériques autorisent les citoyen.nes à s’organiser eux-mêmes, à prendre leurs propres décisions et à fixer seul.es leurs objectifs

En dehors des instances classiques de représentation et d’expression des intérêts des citoyen.nes, les différents outils développés par les activistes du 15M leur ont permis de coordonner d’innombrables manifestations et actions coup-de-poing. Ils ont créé des structures de fonctionnement horizontales ; ils ont réussi à penser l’engagement des citoyen.nes par la co-construction de réseaux numériques.

Ce point était cardinal dans le développement de ces technologies ; il fallait inclure tous et toutes les citoyen.nes dès la conception d’un outil. Donner le maximum de garanties de transparence, d’égalité et de redevabilité était donc dans toutes les têtes. L’intégration de ces principes démocratiques au commencement de l’élaboration technique a directement favorisé l’utilisation critique et stratégique des outils numériques au service d’une action politique collective ; ce que les activistes appellent encore aujourd’hui la technopolitique.

Decidim, fer de lance de la technopolitique

C’est cet esprit qui préside, en 2016, à la création du projet Decidim. Les instigateur.trices de ce projet, pour beaucoup des chercheur.es et ancien.nes activistes du 15M, avaient la volonté de relier les citoyen.nes via un outil dédié à la prise de décision collaborative. L’enjeu n’était pas de reproduire le 15M à l’intérieur des institutions plus que d’introduire les citoyen.nes à ces débats ; en somme, il fallait créer un outil pédagogique facilitant l’engagement des citoyen.nes et leur donnant envie d’aller plus loin dans la quête de leur propre autonomie politique.

Dans ce contexte intellectuel militant, Decidim s’est présenté comme  l’outil numérique qui traduit en pratique la technopolitique en visant la responsabilisation progressive des citoyen.nes, à travers un Contrat social strict et des principes profondément démocratiques inscrits dans le code même de la plateforme

Pour Open Source Politics, l’enjeu est de taille ; il s’agit de conserver et diffuser l’état d’esprit profondément pédagogique qui fonde la création du logiciel tout en permettant son appropriation par des acteurs qui peuvent avoir des objectifs différents des activistes du 15M. Nous travaillons donc au quotidien pour que les plateformes numériques que nous lançons introduisent les gens à la technopolitique en offrant des espaces favorisant l’expression et la discussion, médiées par un cadre et des objectifs concertationnels ou laissées libres.

Diffuser une nouvelle culture du numérique

C’est précisément ce que nous avons voulu illustrer lors du Decidim Day le 12 septembre dernier. Cette journée d’ateliers, de plénières et de tables rondes organisée par notre équipe fut une belle occasion d’expliquer le terme de technopolitique à des oreilles françaises peu habituées, ainsi que d’illustrer notre propre conception de cette idée. 

Nous avons donc cherché à faire infuser les différentes réflexions soulevées par la technopolitique dans notre propre événement. La plénière d’inauguration devait permettre d’aborder deux approches différentes du rapport entre technologie et politique ; l’une à visée régulatrice développée à l’intérieur de l’Assemblée Nationale par Paula Forteza, l’autre construite patiemment et de manière décentralisée par Santiago Siri et l’équipe de Democracy Earth. 

Trois parcours ont ensuite orienté les échanges dans différentes directions. Nous avons eu l’occasion de questionner la place de l’Etat et des collectivités dans la construction et le soutien aux communs numériques mais également la pertinence de la diffusion de la technopolitique dans le secteur de l’entreprise et de l’émergence de nouveaux modes de gouvernance industrielle. Une table ronde dédiée s’est également demandée s’il était possible d’identifier les différents rôles que les citoyen.nes occupent et incarnent pendant les processus de participation. Fondamentalement technopolitique, cette discussion a pu entrer dans le vif du sujet. Quelle pédagogie, quel accompagnement pour amener les citoyen.nes à s’emparer des questions politiques via la technologie ?

Tout cela nous a encouragé à discuter également de l’émergence d’un réseau français des communs généraliste, afin d’ouvrir la réflexion technopolitique à d’autres acteurs issus d’autres milieux. L’élargissement de la discussion à des exemples d’outils numériques internationaux a aussi largement contribué à l’exhaustivité des points de vue sur le sujet. Enfin, la pédagogie devant se penser comme inclusive et destinée au plus large public possible, Open Source Politics souhaitait proposer des ateliers sur le thème de l’accessibilité, de l’inclusion numérique, de la synthèse et de l’auto-gouvernance.  

Enjeux technopolitiques Chantiers Decidim et OSP
Traitement de jeux de données massifs et synthèse des consultations Depuis 2017 nous investigons sur l'application du traitement automatique de la langue aux corpus de texte et de données issus des consultations. Relire nos articles à ce sujet sur Medium partie I et II.
Inclusion numérique et accessibilité Open Source Politics est sociétaire de la Mednum, la coopérative de l'inclusion numérique
Identité numérique - OSP développe un connecteur France Connect pour Decidim qui sera disponible cet automne 2019. - Decidim permet mettre en place des systèmes de vérification  d'identité contextuelle à l'action réalisée par l'utilisateur (vote sur une budget participatif) personnalisé.
Représentativité Decidim est l'une des seules plateforme à proposer un module de tirage au sort.
Décentralisation et sécurité de la donnée Decidim propose déjà un certain nombre de garanties pour la donnée que la plateforme génère (API, empreinte cryptographique des propositions etc.). Dans le cadre du projet Européen Decode, Decidim a pu experimenter avec la technologie blockchain pour effectuer des signatures électroniques.

Le positionnement critique de la technopolitique nous permet de penser et construire nos stratégies de participation et le développement de Decidim en fonction des enjeux actuels (inclusion, prise de décision décentralisée…). Il nous encourage également au quotidien à réfléchir à des questions de pointe sur le sujet de la participation citoyenne et à nous remettre continuellement en cause sur la finalité de Decidim tel qu’il est conçu et développé par OSP. Le Decidim Day fut une réussite, en partie car il a été l’occasion de démontrer notre méthode et d’inviter nos partenaires (présents et futurs) à prendre toute leur part dans cette méthode, en constante évolution.

La « démocratie d’entreprise » : quelle pertinence, besoins et leviers ?

La « démocratie d’entreprise » : quelle pertinence, besoins et leviers ?

Cet article a été écrit à la suite du Decidim Day, événement organisé par Open Source Politics le 12 septembre 2019. Il a pour but de poser à l’écrit les principaux arguments présentés par les intervenants. Ces échanges portaient sur la pertinence du concept de « démocratie d’entreprise », les besoins réels sous-jacents et les leviers comme Decidim, qui incarne les nouvelles méthodes d’intelligence collective.

Nous étions ravis d’accueillir à cette table ronde quatre intervenants :

  • Loïc Blondiaux, professeur à luniversité Paris I Panthéon Sorbonne, spécialiste de la démocratie participative. 
    Son argument principal ? « Il y a aujourd’hui une sorte d’impensé de la question démocratique dans les entreprises. C’est une question qui est mal traitée dans le débat politique. »
  • Lex Paulson, directeur de la UM6P School of Collective Intelligence au Maroc.
    D’après lui : l’intelligence collective est un outil qui amène un apport démocratique au sein d’une entreprise dès lors que sa culture est prête à accueillir de l’innovation ouverte.
  • Thibaud Brière, chercheur en démocratie d’entreprise.
    Qui considère que : « plus une organisation se revendique démocratique, plus elle doit, pour ne pas (se) mentir, investir dans la formation : formation des membres (pour qu’ils comprennent un minimum les tenants et aboutissants des problématiques sur lesquelles on appelle leur décision) et formation des managers (pour qu’ils apprennent à réguler les dynamiques de groupe, dynamiser l’intelligence collective, prévenir les emballements collectifs, gérer les conflits, etc.).
  • Rudy Cambier – modérateur – co-dirigeant du Liberté Living-lab, lieu dédié à la tech à impact.
    Selon lui : la plupart des démarches participatives en entreprise se limite à de simples exercices d’“intelligence collective” (et donc de communication interne / externe). Trop rares sont celles qui s’appuient sur une réelle gouvernance partagée et l’implication des collaborateurs-trices sur des orientations ou décisions stratégiques pour l’entreprise.

La « démocratie d’entreprise »  :

de quoi parlons-nous ?

 

Cette expression n’est pas nouvelle puisqu’elle est utilisée depuis les années 1950. Seulement, comme tout concept, son sens a évolué et, s’il représentait un argument pour donner plus de voix aux actionnaires à l’époque, il est aujourd’hui utilisé pour mettre en avant les salariés et leur degré d’implication dans les orientations stratégiques de l’entreprise.

De plus, si cette expression peut se comprendre intuitivement comme l’application de principes démocratiques au sein de structures privées, sa définition pratique n’existe pas et son utilisation est souvent dépourvue de nuances. Il existe un réel besoin de clarifier ce terme et « une continuité à réfléchir entre la citoyenneté dans le secteur public et dans le privé »  (Loïc Blondiaux) ainsi que des précautions à prendre dans l’application d’un concept d’origine publique dans le privé. Cependant, son utilisation n’est pas anodine. 

Cette année, Open Source Politics a eu son premier cas d’usage au sein d’une entreprise  – Decathlon – et notre premier constat : la thématique de la démocratie n’est pas restée sur le banc de touche. 

Quelle pertinence pour ce concept aujourd’hui ? Quels sont les besoins spécifiques à une entreprise ?

 

  • La loi PACTE : un contexte qui remet en question l’organisation structurelle et le positionnement RSE des entreprises

Rudy Cambier l’a introduite : la loi PACTE, qui doit entrer en vigueur au plus tard le 1er janvier 2020, a remis sur la table les questions de mission sociale, de cogestion, de participation des salariés et de gouvernance. La responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’est accentuée et renforcée pour souligner un besoin concret de changement organisationnel et structurel. De ce fait et dans un contexte de codes économiques, civils et sociaux renouvelés, de plus en plus d’acteurs évoquent la nécessité d’une démocratisation économique/productive au sein de l’entreprise. 

Une démocratie économique ? Thomas Coutrot, économiste et auteur de “Libérer le travail”, la définirait par une situation où : 

« D’une part les travailleurs disposent collectivement d’une influence déterminante sur l’organisation de leur travail, c’est-à-dire plus précisément sur les arbitrages nécessaires entre productivité, qualité des conditions de travail et rémunération. D’autre part le pouvoir de gestion de l’entreprise est de nature démocratique et non privative. »  – Néo-liberation du travail et autogestion

  • Ce contexte de démocratisation se traduit par plusieurs enjeux pour les entreprises

Répondre à la perte de sentiment d’appartenance des salariés

Estimer sa place dans une entreprise comme obsolète ou (au mieux) s’avancer, à sa propre échelle, sur des décisions stratégiques mais ne pas avoir d’engagements en retour ; voici des situations réelles pour des salariés dans beaucoup d’entreprises aujourd’hui. Même dans le secteur de l’ESS, que Loïc Blondiaux établit comme le lieu « où l’on parvient à accorder les principes démocratiques avec le capitalisme » , les entreprises ne les respectent pas toujours. Et, d’après lui, bien que le sine qua non de la démocratie en entreprise reste que le salarié ait « son mot à dire sur le choix stratégique de l’entreprise et [soit] capable d’apporter son idée sur l’environnement de travail » , une perte de sentiment d’appartenance n’est résoluble que par des démarches entièrement participatives, telles que le permettent des outils comme Decidim. 

Au final, augmenter le sentiment d’appartenance des salariés au sein d’une entreprise, c’est aussi mettre en place une culture d’entreprise qui reflète davantage les dynamiques internes (intérêts, besoins et visions). 

… tout en ayant une prise de risque mesurée 

Decidim, étant un outil modulaire et profondément configurable, permet de modéliser les démarches les plus ambitieuses en terme de participation. Il prend également en compte l’apprentissage progressif et le temps d’appropriation nécessaires. Ces mêmes caractéristiques permettent de commencer par des démarches plus simples (un appel à propositions) limitant la prise de risque et d’aller progressivement vers des processus plus complexes (la co-construction et le suivi de la mise en oeuvre d’un plan d’action). Ce logiciel libre peut de ce fait s’adapter aux envies et besoins de gouvernance tout en garantissant que les questions posées soient celles qui répondent aux objectifs les plus réalistes.

C’est par des promesses tenues car réalisables que les entreprises protègent la satisfaction de toutes les parties prenantes. C’est en documentant le processus de prise de décision que ces entreprises, de la même manière qu’un gouvernement ouvre ses données, assurent un degré de transparence toujours accueilli de la meilleure des manières. D’après un sondage réalisé au début du mois par Sparkup, « plus de la moitié [des Français] (58%) pensent que leurs questions et retours ne sont pas pris en compte par l’équipe managériale ou la direction. Résultat : 86% souhaiteraient que leur entreprise adopte plus de transparence » .  Open Source Politics encourage ainsi les porteurs de projets à utiliser les fonctionnalités de Decidim permettant de rendre compte du cadrage, des évolutions et du suivi du projet pour créer plus de traçabilité sur les engagements pris et de cette manière-là, éviter toute forme de frustration.

Prévenir une diminution de l’autonomie ? 

Thibaud Brière ajoute : « Thomas Coutrot relevait que les études montraient qu’en France, l’autonomie au travail (dont il distinguait plusieurs catégories) diminuait. »  En effet, si démocratie il y a, quid de l’autonomie ? Il souligne un paradoxe : « on n’a jamais autant parlé d’autonomie dans les entreprises, de liberté, d’entreprises libérées, etc. On peut donc se demander si l’on n’en parle pas d’autant plus que la réalité est moindre. »  Autonomie ou responsabilisation, les méthodes d’intelligence collective permettent aux salariés de s’investir personnellement et de se sentir porteurs de projet(s).

Que sont ces méthodes d’intelligence collective ? En quoi sont-elles des leviers
pour une éventuelle démocratie d’entreprise ?

Dans son article Intelligence collective, entreprise libérée et organisation des connaissances : la problématique de la « transition energétique »  chez GRDF, Antoine Henry parle d’intelligence collective comme d’« une méthode d’organisation de la connaissance » . En effet, comme l’affirme Lex Paulson, c’est une méthode d’organisation qui déjoue la verticalité d’une entreprise en faisant place à davantage de dialogues salarié/employeur, qui pour les plus internationales, décentralise le dialogue pour mieux faire converger les visions locales dans la stratégie globale. Elle confronte les points de vue pour faire émerger des orientations ; elle diffuse les espaces de dialogues pour mieux infuser les éléments de débats. 

Plus concrètement, ces méthodes se traduisent par des espaces de co-construction en ligne (Decidim) ou hors ligne (ex : ateliers créatifs). Ces espaces naissent d’une nécessité de relever une série de défis sensibles pour une entreprise : un manque de mobilisation des parties prenantes sur des décisions stratégiques (vision, nouveaux produits et services…), une gouvernance interne qui ralentit la mise en oeuvre d’une réelle transformation ou encore, une perte du sentiment d’adhésion des salariés et/ou une culture qui peine à accueillir des démarches ouvertes et innovantes. Selon le sondage BVA 2018, 90% des salariés souhaitent être consultés sur la stratégie d’entreprise et 77% des dirigeants sont également de cet avis.

Cependant, comme l’a évoqué Loïc Blondiaux dans un échange avec Lex Paulson, une inconnue demeure : bien que ces outils d’intelligence collective fonctionnent relativement bien, y-a-t il une volonté politique de les faire fonctionner ? Il existe comme le souligne Lex tout un travail de pédagogie culturelle à effectuer au sein du top management, et comme tout travail il suit une courbe progressive. 

C’est sur cet enjeu que Decidim apparaît comme un outil introductif pour implémenter progressivement volonté d’outils d’intelligence collective et volonté démocratique. Ce logiciel libre est né au sein de la Mairie de Barcelone en 2016 avec une philosophie clairement définie : les innovations technologiques appliquées à des démarches participatives doivent dès leur conception intégrer des principes démocratiques.

Quelques pistes de réflexions…

Le risque avec des démarches trop peu ambitieuses est d’instaurer une pseudo-démocratie qui génère de la déception

Une parenthèse de la table ronde certes, mais un point important. Charles Felgate, Vision leader de Decathlon United, le mentionnait lors de son témoignage au Decidim Day : une entreprise qui n’est pas libérée et qui ne met pas, par conséquent, les consultations des parties prenantes dans ses orientations stratégiques n’est pas pérenne. Finalement, intégrer ces principes démocratiques (transparence, redevabilité, égalité…)  au sein d’une entreprise envoie plusieurs messages positifs à l’extérieur : un avantage compétitif voire une nécessité pour une entreprise pérenne. 

Cependant, comme évoqué par Loïc Blondiaux, le risque de parler de bienfaits stratégiques pour l’entreprise (d’avantage compétitif ou d’une meilleure pérennité) est finalement d’instaurer une pseudo-démocratie. En effet, parlons-nous réellement de démocratie ou alors d’un choix de la part du top management d’instaurer un système de principes démocratiques à-la-carte ? De la même manière que la RSE fonctionne sur une logique de soft law, les principes démocratiques ne sont-ils utilisés que pour bénéficier d’une meilleure vitrine et compétitivité sans garantir un changement culturel et structurel profond ?

Et par ailleurs, il n’y a pas de discussion sur la démocratie sans interrogation sur les nouvelles balances de pouvoir. C’est sur cette question-là que Thibaud Brière réagit en comparant l’entreprise d’aujourd’hui à une « aristocratie éclairée » . En effet, comment balancer la place des actionnaires versus la voix des salariés ? Comme l’indiquent les Echos, la loi PACTE « confie à l’actionnaire la responsabilité suprême de définir la finalité de l’entreprise et d’en surveiller la mise en oeuvre conforme et durable. »  Par conséquent, quelles réelles définitions normatives pouvons-nous donner à une « démocratie » d’entreprise si la répartition des pouvoirs n’est pas égale ? 

Mener une démarche sans lendemain (“one shot”) réduit les bonnes intentions à un simple coup de communication

Appliquer des démarches participatives au sein d’une entreprise et y intégrer une plateforme comme Decidim pour les mener à bien ne doit pas se traduire par une démarche sans suite (« one shot » ). Utiliser Decidim pour de la co-construction de vision, de culture ou pour établir une plateforme de gouvernance est un processus continu qui demande une culture prête à l’innovation. Autrement dit, appliquer une « démocratie d’entreprise »  n’est pas une « simple innovation » dans la gestion de projet intégrant des principes démocratiques à-la-carte mais doit être une nouvelle forme de management inspirée par ceux-ci. 

Impliquer davantage d’outils et processus démocratiques au sein de son organisation doit dès lors aller au-delà d’un simple coup de communication bien que ces démarches restent une manière importante de communiquer sur les innovations mises en place au sein de l’entreprise pour impliquer davantage les parties prenantes dans ses futures orientations.

Plus l’entreprise est grande, plus il faut penser la décentralisation des consultations

L’entreprise se doit de réfléchir aux processus d’innovation ouverte et aux méthodes d’intelligence collective et d’agilité qui conviennent le mieux à sa taille (les grands groupes, les entreprises en passage à l’échelle…).

Il est plus difficile de concevoir une réelle démocratisation économique dans des entreprises de grande taille ou en passage à l’échelle car leur colonne vertébrale reste la hiérarchie verticale mise en place. Cependant, comme l’indiquait Rudy Cambier, la taille est loin d’être une fatalité pour adopter des méthodes d’innovation ouverte car toute dynamique de consultation massive peut prendre la forme de nœuds de consultation décentralisés. Ces nœuds en l’occurrence ne sont pas définis par les différents départements mais plutôt par des équipes transversales. 

Comme l’ont souligné les intervenants, « il existe évidemment les expériences d’entreprises libérées qui font référence mais elles restent marginales » . Les cas pratiques de réelle intelligence et action collective émanant de consultations massives restent rares mais existants et différentes approches sont à souligner pour mener à bien des exercices comme ceux-ci. 

Finalement,

Nous avons parlé jusqu’ici de démocratie en entreprise mais il serait intéressant d’étudier la réciproque : si cette culture d’entreprise change suffisamment pour accueillir davantage de processus démocratiques au sein de ces orientations stratégiques, quel impact pour la notion de démocratie ? Par quelle approche pouvons-nous considérer les entreprises comme une « entité politique »  ? Le citoyen a-t-il son rôle à jouer dans le futur des entreprises sociales étant donné qu’elles ont un impact direct sur le paysage socio-politique d’une société ?