La participation citoyenne au prisme de Rousseau – épisode 2 : peut-on parler d’une crise de la représentation ?

Après une première introduction, voici le deuxième épisode de notre série automnale dédiée à la participation citoyenne au prisme de Rousseau.


Lorsque les crises deviennent une norme, peut-on alors encore parler de crise ?

La crise sanitaire qui a rythmé nos conversations pendant de nombreux mois. Cette crise, par son inédit a perturbé un quotidien empli de crises plus ordinaires telles que la crise économique, la crise de la représentativité, la crise de l’éducation, la crise des rapports sociaux, la crise des générations, la crise des valeurs, la crise des repères, la crise de la socialité et bien d’autres encore. La nouveauté de cette crise semble surplomber celles antérieures qui paraissent alors de second ordre et dont on se contenterait aisément dans les dessins d’espérance d’un retour « à la vie d’avant », à la normalité. Cette volonté de retour à la dite norme avec des crises plus normales pose la question du rapport qu’entretient notre société à un état de crise qui serait peut-être un état de fait n’ayant plus de fin. Lorsque les crises deviennent une norme, peut-on alors encore parler de crise ? De quoi parle-t-on lorsque l’on mentionne la crise ? Est-ce que l’idée d’une crise permanente n’enlève-t-elle pas le sens même de la notion de crise ? En amenant la dimension de permanence d’une crise, ne peut-on pas se questionner sur le rapport au temps entretenu avec la crise ? Ainsi, il sera ici question de déterminer dans quelle mesure peut-on parler de crise. 

Pour ce faire il sera fait, dans cet article, référence à des auteurs clefs de la notion de crise. Myriam Revault d’Allones philosophe d’éthique et politique auteure de La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps1, Reinhart Koselleck et Michaela Richter philosophes de l’histoire et de la crise auteurs de Crisis2 ainsi que Jean-Jacques Rousseau.

Le paradigme de krisis

En remontant à l’étymologie du terme de crise, krisis en Grec, Myriam Revault d’Allones exprime le fait que ce terme incorporait alors une dimension décisionnelle et non pas indécisionnelle, la crise se référerait au moment où l’équilibre se retourne, où la rupture s’opère et qu’une sortie de la crise est possible. Il ne s’agit alors pas seulement d’une question d’étymologie mais peut-être d’un paradigme ou d’un modèle qui nous est proposé à travers l’étymologie pour analyser la notion de crise. Les Grecs utilisent le terme de krisis dans des domaines limités tels que le judiciaire ou la maladie. Dans le judiciaire, cela désigne le jugement, la décision qui ne découle pas d’une causalité nécessaire. Le terme de krisis, dans le contexte de la maladie, résulte quant à lui d’un stade de maladie critique qui conduit à une bifurcation entre deux possibilités, il s’agit alors du point extrême où la crise appelle un dénouement soit vers la vie soit vers la mort. Selon M. Revault d’Allones, « Si la notion de crise dans les maladies repose sur une certaine conception du temps orienté, il semble alors que les Grecs possèdent une notion de krisis liée à un certain régime d’historicité. »3 Il apparaît ainsi que c’est dans une certaine conception du temps, dans une certaine expérience du temps, que la crise se développe, se déroule et qu’elle attend éventuellement une issue.

La thèse de Reinhart Koselleck et Michaela Richter

Relativement à l’expérience du temps, la thèse avancée par Reinhart Koselleck et Michaela Richter dans leur article Crisis4 offre une approche temporelle de la crise. Elle serait, depuis 1780, devenue l’expression d’un nouveau sens du temps qui indique et intensifie la fin d’une époque, elle peut être conceptualisée comme chronique. Le XVIIIème semble alors être à la fois le siècle de l’histoire et de la critique qui va voir la diffusion dans la société de la notion de crise et qui va prendre avec Rousseau une portée historique et politique. Selon Koselleck et Richter, Rousseau « […] offre le premier usage du terme « crise » dans son sens moderne, c’est-à-dire celui qui émane d’une philosophie de l’histoire et qui offre également un pronostic sur l’avenir. L’utilisation du terme était dirigée à la fois contre une foi optimiste dans le progrès et contre une théorie cyclique inchangée »5. De plus Koselleck et Richter montrent une expansion sémantique du concept de crise qui serait analogue à celle d’un changement tel qu’il est compris dans le terme de « révolution » employé par Rousseau. Rousseau inscrit ainsi la crise dans une historicité, dans une temporalité qui est l’historicité de l’homme – non pas la temporalité ou l’historicité de la nature, qui est essentiellement cyclique et répétitive – il introduit un élément qui est de l’ordre de la rupture, de la nouveauté.

Entre crise et modernité

En prenant la crise en son sens moderne, Koselleck et Richter la conçoivent comme l’objet d’un processus de temporalisation de l’histoire qui serait propre à la modernité, qui se figurerait par un événement de rupture du lien entre expérience et attente. Cela pose alors la question d’une tension pouvant exister entre la notion de crise et la modernité. Myriam Revault d’Allones6 introduit l’idée que la crise serait issue de la position de la modernité elle-même et qu’elles seraient en fait consubstantielles. 

Myriam Revault d’Allones défend l’idée selon laquelle les Lumières récusent tout ce qui relève de l’antériorité, du préjugé, d’un savoir qui n’a pas été fondé ou d’une tradition qui n’a pas été examinée. La modernité est alors caractérisée par l’auto-fondation et l’autojustification qui serait une rupture avec tout ce qui l’a précédé, cela, aussi bien sur le plan historique que politique. L’auteure justifie cette consubstantialité en rappelant que la crise est avant tout une crise des fondements remettant en cause la légitimation du savoir, de la vérité ou bien de l’ordre politique. 

Au regard de la considération moderniste de la notion de crise, il serait alors possible de s’interroger sur la notion de crise qu’entretiennent les contemporains vis-à-vis de celle-ci. En effet, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou de celles apparues au cours du XXème siècle, peut-on encore parler de crise au sens des modernes ou bien cette rhétorique de la crise a-t-elle adoptée une sémantique différente ? En effectuant un rapprochement entre la crise de la démocratie représentative dite contemporaine et la conception rousseauiste de la représentation et de la crise, peut-on parler de crise de la représentation dans le sens des modernes ?

La crise de la représentation

De la crise de la démocratie représentative, beaucoup pourrait être dit à son propos. La familiarité avec laquelle l’on s’y réfère depuis des décennies accepte bien volontiers la considération de discrédits des leaders politiques, d’une certaine défiance envers les représentants, d’une difficile transcription du social en politique ou encore le sentiment d’une dépossession démocratique. Il apparaît ici que la démocratie représentative admet des troubles dans son mécanisme. Mais qu’en est-il réellement de la crise de la représentation en elle-même ? En suivant une réflexion moderne de la crise il serait nécessaire de chercher un événement, un point de rupture du lien entre expérience et attente ou encore une décision qui vaudrait comme jugement séparant un avant et un après. Il faudrait par la suite statuer d’un état de transition qui induirait le changement, la révolution au sens de Rousseau et qui enfin, rendrait compte d’un état de crise au sens des modernes.

Une question de temporalité ?

Un périple peut être engagé vers la recherche de données révélatrices d’une certaine rupture justificatrice de la dite crise de la représentation ce qui pose alors l’interrogation de l’ampleur de l’événement conducteur de rupture. Est-ce possible qu’il en existe de petits tels que l’abstention de vote qui pourrait être un des symptômes de la crise de la représentation ? Mais où se trouve alors la rupture significative d’occurrence de crise ? Est-ce supposé être un élément que l’on cherche et non pas une évidence historique telle que la Révolution française ou bien la chute du mur de Berlin ? S’il n’est possible de déterminer un point de rupture révélateur de crise de la représentation, peut-on alors parler de crise en son sens moderne ? Son caractère durable – depuis combien de temps parlons-nous de crise de la représentativité – ne serait–il pas antinomique avec la notion de crise ? Face à ces interrogations s’offrent comme bien souvent de multiples hypothèses de réponses possibles. Il en sera ici question de deux.

La crise, symptôme ou diagnostic ?

La première propose le fait que la crise de la représentativité entend communément l’appellation de crise quand il s’agit peut-être de dérives ou de dysfonctionnements d’un régime politique. Comme Rousseau l’exprimait dans Du Contrat Social7, la démocratie représentative peut être vectrice d’une perte de la souveraineté du peuple ainsi que de sa volonté générale, d’un désintérêt des affaires publiques au profit des affaires privées, de corruption ou encore de despotisme et qui, in fine conduirait à la ruine de l’État. Au sens des modernes, sans rupture flagrante, les éléments composants la dite crise de la représentation peuvent alors constituer des symptômes de dysfonctionnements d’un régime qui par la suite seront susceptibles d’offrir un état de crise mais ne semble pas être une crise en elle-même. 

Un autre rapport au temps

La seconde hypothèse réfléchit quant à elle à la notion contemporaine de crise. Une crise doit-elle correspondre aux critères de crise au sens des modernes pour être qualifiée en tant que telle ? La crise de la représentativité démocratique qui prend place depuis plusieurs décennies sans rupture réelle constatée ne pose-t-elle pas un nouveau rapport de temporalité vis-à-vis de la notion de crise. En dépassant une certaine expérience au temps de la crise qui était celle des Grecs puis des modernes, il serait possible de considérer le fait que les contemporains en offrent une nouvelle.

Cette seconde hypothèse pose tout de même une interrogation sur la distinction pouvant exister entre la crise sanitaire – par exemple – et la crise de la représentativité ici exprimée. Au regard de la notion moderne de la crise, la crise sanitaire offre un événement, une nouveauté et une certaine rupture, qui la rend propre à la modernité. Ce qui n’est pas le cas de la crise de la représentativité. Quand peut-on alors parler de crise et quelle signification lui attacher selon si on se place d’un point de vue moderniste ou contemporain ? La polysémie de la notion de crise reste entière mais ne constitue pas ici le cœur du propos. 

Le problème de la représentation citoyenne

Ainsi, cette réflexion suit la première hypothèse et poursuit son cheminement en proposant en filigrane de considérer que la démocratie représentative ne souffre pas d’une crise au sens des modernes. Les problèmes résultant de la représentation émanent donc du modèle démocratique en lui-même. Il apparaît alors d’analyser ce modèle au prisme de Rousseau. En effet, si celui-ci a contribué à théoriser la démocratie participative qui se veut complémentaire ou alternative à la représentation, il semble nécessaire de rendre compte de ses considérations sur le sujet. À suivre dans « La participation au prisme de Rousseau – la représentation citoyenne »


  1.  Revaul Myriam, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, 2012.
  2.  Reinhart Koselleck et Michaela Richter, Crisis, Journal of the History of Ideas ,Vol. 67, No. 2 2006, pp. 357- 400
  3.   Longhi Vivien, Les notions modernes et actuelles de “crise” et la κρσις médicale des Grecs: remarques sur un écart. Séminaire L’Antiquité territoire des “écarts”, Paris, France, 2013.
  4.  Koselleck Reinhart, Richter Michaela , Crisis, Journal of the History of Ideas , Apr., 2006, Vol. 67, No. 2 (Apr.,2006), p. 373
  5. Ibid p.373
  6. Ibid p.373
  7.  Jean-Jacques Rousseau (1755), « Du contrat social », Paris, Le livre de poche, 2011

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