Les compagnies de train européennes ont dû, dans leur histoire récente, harmoniser leur système de rail pour permettre aux usagers de circuler de manière fluide entre différentes régions du continent. Cette interopérabilité, qui rend possible un trajet ferroviaire Paris-Berlin, ne se retrouve malheureusement pas dans le secteur de la démocratie participative numérique. En effet, les plateformes de participation fonctionnent chacune différemment et génèrent des données sous des formats qui leur sont propres. Pis encore, les plateformes basées sur les mêmes logiciels ne communiquent pas entre elles. A-t-on fait des progrès pour pallier à ces limites et quelles formes pourraient prendre les évolutions dans ce domaine ?
Cet article fait suite aux Rencontres du Club Open Source Politics que nous avons organisé le 4 avril 2024 au Liberté Living Lab. Lors de cet événement, nous avons accueilli Foulques Renard, directeur démocratie locale de Plaine Commune, et Sylvain Le Bon, co-fondateur de Startin’Blox, pour explorer les enjeux soulevés par les nouvelles avancées techniques liées à l’interopérabilité des données.
L’interopérabilité, pour quoi faire ?
À l’occasion de son intervention lors du panel intitulé « Regards croisés : innovations démocratiques et horizons techniques » Foulques Renard nous décrit le contexte qu’il connaît le mieux : celui de l’établissement public territorial (EPT) de Plaine Commune. Ce territoire, récemment marqué au niveau politique par des changements de majorité municipale, a fait preuve d’une volonté de dynamiser la démocratie locale via la mise en place de différentes – et nombreuses – plateformes numériques.
La multiplicité des plateformes a été accompagnée d’une superposition de celles-ci dans certains cas. Un habitant de Saint-Denis a pu ainsi être sollicité durant la même année pour des budgets participatifs à l’échelle de sa commune, de son département et de sa région. Chaque institution a des compétences propres et un projet déposé sur une plateforme alors qu’il correspond aux politiques publiques pilotées par l’autre n’a pas forcément été redirigé d’une administration à l’autre.
Cette superposition de plateformes engendre par conséquent des problèmes de qualité démocratique, dont notamment la diminution de l’engagement des citoyens et la surreprésentation de ceux qui s’expriment déjà (le fameux effet « TLM », pour « toujours les mêmes »). Au-delà de ces écueils déjà largement documentés, de nouveaux défis techniques émergent, comme l’absence de communication entre les plateformes conçues en silo. En effet, penser l’interopérabilité des données équivaut à penser des outils numériques où la donnée n’est pas enfermée dans un outil.
Cette interopérabilité peut construire la démocratie numérique en créant du lien entre les données et favoriser un dialogue. En permettant aux différentes plateformes et systèmes d’échanger des données de manière fluide et sécurisée, l’interopérabilité décloisonne l’information et encourage le dialogue entre les acteurs. Citoyens, institutions, entreprises et associations peuvent ainsi partager leurs connaissances, leurs idées et leurs expériences, favorisant ainsi une prise de décision plus éclairée et collaborative.
Vers un data space de la démocratie
Quelles formes pourraient alors prendre cette interopérabilité ? Notre citoyen dionysien devrait, par exemple, pouvoir voter pour un projet départemental déposé initialement par une albertivillarienne sur la plateforme d’Aubervilliers. Le citoyen de Saint-Ouen pourrait voir son projet qu’il pensait à l’échelle communale être fusionné avec d’autres idées équivalentes à l’échelle de Plaine Commune, qui exerce la compétence intercommunale. Si ces usages semblent faciles à imaginer, qu’en est-il au niveau technologique ?
Sylvain le Bon, spécialiste de l’interopérabilité des données, confirme la possibilité technique d’une telle pratique. Elle se traduirait par la création d’un data space de la démocratie. Il s’agit donc désormais d’envisager un espace d’échange des données et tous les usages qui pourraient en émerger. Dans un premier temps, les plateformes Decidim devraient pouvoir dialoguer avec d’autres plateformes Decidim, puis dans un second temps avec d’autres plateformes basées sur d’autres logiciels.
Des projets de ce type sont déjà envisagés autour de Decidim. Ils font partie intégrante de la R&D actuellement à l’œuvre dans l’écosystème Decidim. Un des objectifs consiste désormais à impliquer des collectivités locales ou des partenaires européens pour accompagner ce mouvement.
Un chemin semé d’embûches ?
La volonté d’arriver à l’interopérabilité entre plateformes de participation est bien présente du côté de certains acteurs comme Open Source Politics. Peut-on craindre des réticences et blocages d’un point de vue juridique et/ou politique ? Foulques Renard et Sylvain Le Bon ne semblent pas s’inquiéter à ce sujet.
D’un point de vue juridique, la question du droit de publication d’une démarche sur un autre site web que celui de l’institution qui en est à l’origine se pose. La ville de Saint-Denis peut-elle afficher et permettre aux citoyens de voter pour le budget participatif du département ? Foulques Renard affirme ici que le consentement des participants quant à la transmission de leurs données personnelles suffit à rendre la pratique légale.
Si la démarche est possible et légale, la volonté politique des décideurs sera-t-elle au rendez-vous ? En effet, les élus préfèrent généralement protéger l’identité de leur démarche d’une part, s’en approprier l’initiative et les résultats d’autre part. Foulques Renard pointe ici la puissance des relais entre institutions qui devraient convaincre les élus d’aller dans le sens de l’interopérabilité.
Se pose enfin la question de la souveraineté des données ainsi mises en relation les unes avec les autres. Nos deux intervenants répondent à cette inquiétude en insistant sur l’idée de décentralisation. D’un côté, chaque institution conserve la souveraineté sur ses démarches participatives. De l’autre, les citoyens gardent la main sur le traitement de leurs données personnelles. Tous ces éléments sont simplement interconnectés. L’interopérabilité n’a pas pour objectif d’arriver à un grand guichet unique de la participation, mais à une décentralisation des démarches, au plus proche des usagers.
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