Retour sur le Decidim Fest 2019 : l’événement annuel de la communauté Decidim

Retour sur le Decidim Fest 2019 : l’événement annuel de la communauté Decidim

Article rédigé avec la collaboration de Nicholas Saul, Doctorant à l’école de droit de Sciences Po Paris qui également assisté au Decidim Fest.

L’objectif du DecidimFest est de réunir les différents acteurs (chercheurs, entreprises, associations, etc.) de la communauté Decidim à l’international, de présenter les dernières avancées du projet Decidim et de s’inspirer d’autres communautés et de logiciels libres aux missions similaires. Chaque année, l’équipe d’Open Source Politics (OSP) est invitée à présenter ses cas d’usages et c’est pour nous l’occasion de renforcer nos relations avec nos partenaires espagnols et internationaux.

Dans cet article vous trouverez un condensé de ce qui nous a été présenté pendant ces trois jours.

Perspective sur le futur : la Roadmap 2023

Avant que commence officiellement le Decidim Fest, nous avons eu l’occasion d’assister à l’Assemblée Générale de l’association Decidim, pour prendre la mesure de ce qui avait été accompli jusqu’ici et de la roadmap des années à venir.

Ce qu’il faut retenir :
L’association Decidim a désormais son statut légal et a enregistré sa marque. De plus, un accord entre Localret (la centrale d’achat de services informatiques catalane) et la ville de Barcelone a été signé pour promouvoir la plateforme Decidim sur les quatre prochaines années. Enfin il est désormais possible de devenir membre de l’association pour un montant annuel de 40 euros (cliquez ici pour en savoir plus).

L’un des enjeux des quatre prochaines années est de trouver différentes voies de financement pour assurer une stabilité financière. L’association souhaite faire grossir ses effectifs afin d’assurer la maintenance du cœur de la technologie, approfondir la documentation (technique, fonctionnelle, cas d’usage), le diffuser au plus grand nombre et promouvoir les garanties démocratiques et éthiques du projet. L’assemblée générale s’est terminée par une présentation des retours d’expérience sur le Decidim Day organisé par OSP le 12 septembre 2019 avec plus de 150 participants et 30 intervenants avec l’objectif global de faire connaître Decidim en France et penser le futur du bien commun numérique. Pour plus d’informations, voir ici

Premier jour : la construction d’une infrastructure accessible

L’introduction de la journée s’est faite par le nouveau responsable de la participation de la ville de Barcelone (Marc Serra). Il a annoncé la mise en place d’un budget participatif de grande envergure et d’un plan de formation à Decidim pour les plus éloignés du numérique afin d’assurer une meilleure inclusion dans les outils technopolitiques.

D’autres interventions se sont concentrées sur les problématiques clés de la gouvernance digitale : comment procurer une réponse directe à l’impact qu’ont les géants du web sur la démocratie, comment assurer la démocratisation de la technologie et de la société, ou encore comment résoudre le conflit entre la notion de vie privée et l’exigence contemporaine de la connexion permanente.

Les présentations ont illustré tout au long de la journée comment le modèle décentralisé, libre et open source qui respecte les données personnelles et l’anonymat des participants permet une distribution rapide des données et de la gouvernance dans de multiples contextes.

Ce qu’il fallait retenir :
Arnau Monterde, coordinateur du projet Decidim au sein de la ville de Barcelone a présenté la feuille de route court terme pour le logiciel. De nombreuses améliorations seront apportées à l’existant afin de continuer à améliorer la qualité, la robustesse et la facilité d’usage de Decidim pour les utilisateurs et les administrateurs. A plus long terme, la communauté Decidim continuera d’explorer la sécurisation des votes grâce à la blockchain (à noter que des prototypes très solides ont déjà été produits à l’occasion du projet Decode), l’utilisation d’une intelligence artificielle éthique au service de la démocratie participative, la fédération des instances Decidim etc.Nous retenons également l’intervention de Ben Cerveney, de la Fondation Public Code, dont l’objectif est d’accompagner les institutions publiques dans la production et l’adoption de biens communs numériques. Sa présentation a mis en avant à quel point la ville représente un échelon idéal pour produire du “public code”. Decidim est un excellent exemple de cette vision car initié par la ville de Barcelone et ayant mis en place la plupart des bonnes pratiques recommandée par la Public Code Foundation, à savoir

Bonnes pratiques Public Code FoundationCe que Decidim met en place
Animer une communauté autour du projetL’association Decidim
La communauté Meta Decidim
Le Decidim Fest, Decidim Day etc.

Avoir une équipe dédiée à la gestion du produit
Decidim Product Team
Assurer la qualité du code et respecter les standardsCouverture de toute l’application par des tests unitaires
Support utilisateur et mutualisation des bonnes pratiquesMeta Decidim, Club des utilisateurs francophones

On retient deux citations :

« Software is merging with policy that’s why public institution need technological sovereignty »

Decidim Fest 2019, Ben Cerveney Public Code Foundation

« Software is transitioning from technology to infrastructure, cities have a civic responsibility to build public codes bases »

Decidim Fest 2019, Ben Cerveney Public Code Foundation

L’après-midi fut marqué pour OSP par l’intervention de Virgile Deville au sein du panel comment améliorer concrètement les budgets et les processus participatifs ? Avec l’exemple de cinq premières institutions qui ont renouvelé l’expérience pour une deuxième édition, Virgile illustre comment OSP a mis en oeuvre des améliorations techniques sur l’expérience utilisateur qui ont permis d’augmenter sensiblement la participation lors des phases de vote des projets.

Virgile Deville au Decidim Fest
Virgile Deville au Decidim Fest

Nous étions ravis de voir que Paula Forteza avait fait le déplacement pour venir présenter différents cas d’usages de Decidim en France. Elle a donc présenté l’utilisation de Decidim par la Convention Citoyenne pour le Climat, mais aussi son site servant à recueillir des questions citoyennes à poser au  Gouvernement à l’Assemblée Nationale, et son implication dans la campagne Vivons Paris où Decidim est utilisé pour tirer au sort des candidats citoyens aux élections municipales. Sa présence en tant que pionnière de la civic tech, de l’open data, de la transparence des gouvernements est pour nous un signal fort que Decidim est maintenant largement identifié en France comme outil de référence pour mener des démarches de concertation.

Paula Forteza au Decidim Fest
Paula Forteza au Decidim Fest

Deuxième jour : Cas pratiques et recherche, les résultats de Decidim sur le terrain

Lors de la seconde journée, les présentations se sont focalisées sur des cas pratiques à succès, mais également sur la présentation de nombreuses recherches scientifiques sur l’usage des outils numériques de gouvernance et de participation dans des instances publiques ou privées.

L’un des cas concret les plus marquant fut celui du budget participatif de la ville de Helsinki, présenté par Katja Henttonen, qui utilise Decidim depuis 2 ans. De nombreuses initiatives y ont été prises, dont la mise en place d’un réseau d’ambassadeurs locaux et d’une étape supplémentaire pour approfondir collaborativement les propositions. L‘instance Decidim d’Helsinki est maintenant celle qui compte le plus d’utilisateurs au monde (plus de 70k utilisateurs).

La ville d’Helsinki a présenté le travail de user research mis en œuvre par la ville pour simplifier au maximum l’expérience utilisateur. De nombreux développements ont été réalisés par la ville d’Helsinki et reversés en open source à la communauté. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’OSP a collaboré sur un module simplifiant l’expérience utilisateur pour la phase de vote. Le budget participatif a attiré 40 000 nouveaux utilisateurs et maintenant 10 % (59 000 utilisateurs) de la population y est inscrite !

L’autre moment fort de la matinée a été une table ronde qui a abordé le phénomène de capitalisme de surveillance et ses alternatives avec Mara Balestrini, Antonio Calleja et Liliana Arroyo Mollner.

Ce qu’il faut retenir : 

  • L’exemple du @decodeproject qui a réalisé un pilote utilisant Decidim avec un prototype de signature électronique sur la blockchain où les données de l’utilisateur sont stockées dans un portefeuille numérique dont il a le contrôle. C’est ce type de technologie permettant d’envisager l’identité de manière décentralisée qui est ciblée par la décision du gouvernement que nous mentionnons dans notre introduction.
  • L’étude toute récente « My data my rules, form data extractivism to digital empowerment »  qui démontre que d’autres modèles économiques sont possibles où la donnée est envisagée comme commun, où les utilisateurs contrôlent leurs données.
  • Le « Smart Citizen Kit » un capteur #opensource très facile à installer pour que n’importe quel citoyen puisse devenir producteur de donnée et faire ses propres mesures afin d’interpeller les pouvoirs publics ou les entreprises.

La seconde partie de l’après-midi a été ponctuée par la présentation des derniers résultats des différentes chercheurs de la communauté Decidim. Maite Lopez Sanchez de l’Universitat Autonoma de Barcelona, a fait un travail remarquable sur la manière d’utiliser l’intelligence artificielle dans les processus participatifs de Decidim. En utilisant des algorithmes d’optimisation, elle et son équipe ont démontré que l’on pouvait nettement améliorer la manière dont nous choisissons les projets lauréats d’un budget participatif. Au lieu de choisir simplement par ordre décroissant de vote les projets lauréats, cette équipe de chercheur a utilisé un algorithme sélectionnant les projets selon deux variables : maximisation de l’utilisation du budget et du nombre de soutiens représenté par la sélection. Les résultats sont impressionnants : +30% du budget utilisé, + 70% de soutiens représentés. Biens conscients de la méfiance que peuvent avoir les citoyens envers les algorithmes, Maite a insisté sur l’importance d’utiliser des algorithmes open source et de mettre au point des supports pédagogiques expliquant le fonctionnement de ces algorithmes.

Pablo Aragon a quant à lui présenté une étude comparée des plateformes de pétitions de Madrid et Barcelone. Il a notamment démontré comment des choix techniques triviaux ont des conséquences politiques importantes. Le cas d’espèce présenté expliquait comment le fait de mettre avant les pétitions les plus récentes sur Decide Madrid biaisait leur capacité à récolter suffisamment de support, c’est pour cela que sur Decidim les listes de propositions et d’initiatives sont affichées de manière aléatoire.

C’est Xabier Barrandarian qui a conclu cette édition du Decidim Fest avec une présentation du White Paper de Decidim qui se veut collaboratif et dont la vocation est de donner un contexte à ce projet technopolitique, d’expliquer les choix d’architecture technique et fonctionnelle et d’envisager comment l’avènement du réseau technopolitique décentralisé démocratise la société.

Un mot pour conclure

Le Decidim Fest a su réunir une fois de plus une diversité d’acteurs (sociaux, économiques, scientifiques et politiques) indispensable à tout projet touchant à la démocratie. Nous prenons comme un signe de maturité la présence de nombreux acteurs internationaux : la fondation Mozilla, Public Code Foundation, Better NYC, la député Paula Forteza, les villes de Mexico et d’Helsinki. Nous sommes heureux de voir que les institutions catalanes (la ville de Barcelone, Localret, la Généralité de Catalogne) initiatrices et fers de lance du projet prévoient de continuer d’investir massivement dans Decidim. Pour finir, les premiers résultats des différents projets de recherche nous ont paru prometteurs et c’est une richesse incomparable que d’avoir une communauté scientifique qui prend du recul sur l’impact de Decidim sur la société.

Nous ne pouvons nous empêcher de conclure en évoquant la décision du gouvernement espagnol interdisant les technologies de decentralized identity comme Decode Project qui donne un contrôle total à l’utilisateur sur ses données et celle de la justice catalane déclarant nul le cadre juridique encadrant la participation des citoyens, l’un des plus avancé au monde.

Lien vers le tweet de Pablo Aragon





Decidim, un modèle de bien commun numérique

Decidim, un modèle de bien commun numérique

Utilisé aujourd’hui par 150 institutions, à l’international (9 pays différents ) le logiciel Decidim ne cesse de se développer en multipliant les cas d’usage. Initialement développé pour co-construire le plan d’action municipale de la Ville de Barcelone, le logiciel est aujourd’hui au service d’organisations diverses : institutions, entreprises, associations, groupes de personnes, partis politiques etc.

Dans son article publié le 11 septembre 2019, Mission Société Numérique (Ministère de l’économie et des finances et Ministère de le cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales) décrit le logiciel Decidim comme remarquables d’un point de vue éthique.
Missioné par l’Etat, Le Labo Société Numérique accompagne les territoires dans une transition numérique, répertorie les tendances numériques émergentes et apporte un regard critique sur les défis éthiques, sociaux et juridiques.

Plusieurs points on été relevés, appuyant la solidité de l’outil d’un point de vu éthique :

representation communs numériques
  • La nature du logiciel : un bien commun numérique
    « Decidim s’affirme aujourd’hui comme un véritable commun numérique. Preuve en est, un nombre croissant d’acteurs publics utilisent Decidim à l’international (en France, en Finlande, en Belgique, au Mexique, etc.) et l’adaptent à leurs usages, également séduits par la grande modularité de la plateforme numérique et la palette de fonctionnalités participatives proposées. » ;
  • La gouvernance ouverte du logiciel, partagé par une vaste communauté (Metadecidim) ;
  • La complémentarité entre physique et numérique lors des processus participatifs ;
  • Le caractère Technopolitique du projet (retrouvez notre article sur la Technopolitique)
  • Les fonctionnalités participatives multiples, constamment réfléchies et développées :
Schéma fonctionnalités DECIDIM
  • L’infrastructure numérique modulaire en réponse aux besoins exprimés ;
  • Un logiciel au service de l’interêt général : point central depuis la création du logiciel, subsistant au coeur de chaque démarche de participation.

« un outil inclusif, conçu de façon à accueillir tous les types de publics, modulaire et ajustable pour faciliter sa mise en œuvre par les différents échelons locaux, standardisés pour faciliter la communication et la réutilisation des informations, transparent pour donner confiance tout au long des processus participatifs, et suffisamment souple pour combiner les dispositifs de participation numérique et physique« .

Retrouvez l’article de Mission Société Numérique ici

Des plateformes qui se multiplient, une communauté qui grandit

Metadecim, cette plateforme réunissant les différents contributeurs de Decidim a été conçue pour organiser la décision collective autour du logiciel. À mesure que les plateformes se multiplient à l’international, cette communauté grandie.

« Metadecidim demeure le lieu de référence pour comprendre l’historique du projet et participer à en écrire les prochaines lignes »

Un plateforme de plus en plus attractive de par sa nature

De plus en plus d’organisations se tournent vers des solutions technologique ayant un projet éthique. Il n’est alors pas étonnant que Decidim comme « commun numérique pour une ressource éthique au service de l’intérêt général » séduise de plus en plus d’institutions publiques et organisations de tous types.

Pourquoi la civic tech doit miser sur les communs numérique ?

Pourquoi la civic tech doit miser sur les communs numérique ?

La civic-tech française risque de se détourner de la création des biens communs numériques

Notre génération aspire à créer un monde plus collaboratif. Les enjeux de notre époque ne nous laissent de toute façon pas le choix. Nous devons changer en profondeur le fonctionnement de notre démocratie si nous ne voulons pas qu’elle soit emportée à court terme par la défiance, la colère et le renoncement. Le numérique, qui nous offre la promesse d’abaisser les barrières d’accès à l’information et à l’échange, est une partie de la réponse. Mais les modèles classiques résistent et, en croyant les dépasser, nous aggravons parfois leurs torts. OuiShare l’a observé sur l’économie dite « du partage », absorbée par la croissance fulgurante de géants comme Uber qui ont rapidement préféré la lucrativité à la transformation sociale. Nous risquons de voir exactement le même phénomène s’appliquer à la civic-tech française, que nous célébrons en grande pompe du 7 au 9 décembre dans les plus beaux palais de la République lors du sommet mondial du Partenariat pour un Gouvernement ouvert que la France préside cette année.

Nous sommes collectivement responsables d’avoir laissé grandir la confusion qui entoure la civic-tech, cet objet politique non-identifié derrière lequel nous nous sommes réfugiés avec espoir et enthousiasme. Nous avons décliné un jargon fleuri composé d’« open gov », de « hackathon », d’« open data », d’« API », de « do it yourself », de « crowdsourcing » et de « proxy voting » sur la « blockchain » qui rend nos projets littéralement incompréhensibles pour la très large majorité de la population que nous voulons toucher. Nous avons par ailleurs été piégés par nos propres définitions de la civic-tech, si englobantes qu’elles ne permettent pas la distinction entre plusieurs réalités techniques, économiques et finalement éminemment politiques.

La civic-tech concerne l’ensemble des plateformes et applications mobiles spécifiquement conçues pour renforcer l’engagement citoyen, la participation démocratique et la transparence des gouvernements. Ces solutions accompagnent tout le cycle de vie d’une politique publique, de l’idéation à l’évaluation. Il est cependant nécessaire de creuser le sujet pour obtenir une typologie plus objective des modèles et des acteurs.

Le Gouvernement ouvert repose par définition sur un espace de collaboration, un trilogue qui doit s’engager entre les institutions publiques, les structures organisées de la société civile et les citoyens dans leur diversité. Les intérêts et les moyens de chacun sont naturellement différents, parfois divergents. Les gouvernements et administrations désirent améliorer la qualité et la transparence du service public rendu à leurs usagers, et tout signe d’ouverture est une bonne communication en vue d’une réélection. Les citoyens attendent que de meilleures décisions soient prises avec eux pour améliorer concrètement leur existence. Les associations cherchent à valoriser leurs actions, accroître leur audience et leurs ressources. Le modèle économique d’une start-up du numérique est lui aussi assez limpide : il faut commencer par investir sur fonds propres ou en levant des fonds pour proposer le meilleur produit, être le dernier à survivre à la phase d’accélération et ainsi s’imposer comme un monopole de fait, quitte à racheter des concurrents en cours de route pour mieux s’imposer. Il n’y a qu’un Airbnb, qu’un Facebook, qu’un Netflix, parce que tous les autres sont morts ou marginaux. Winner takes all. La question qui se joue en ce moment en France est de savoir si nous devons soumettre la civic-tech aux mêmes modèles économiques ou si la démocratie justifie une exception.

Les institutions françaises prisonnières des logiciels propriétaires.

La diversité des initiatives civic-tech françaises qui foisonnent depuis dix-huit mois a maintenu une apparence de complémentarité. Elle a désormais été décrite sous forme de catalogues homogènes par tous nos principaux médias locaux et nationaux, qui pour la plupart n’ont pas poussé l’analyse au-delà des éléments de langage corporate. Entrons dans le détail.

Certaines plateformes sont « scalables », c’est-à-dire que le coût marginal d’un nouvel utilisateur tend vers zéro, comme l’illustre Jeremy Rifkin dans son analyse de l’économie des plateformes numériques. Ainsi, Change.org ne doit pas ré-investir de ressources — en dehors de serveurs plus importants — pour passer de dix à dix mille pétitions, de dix à dix mille signataires. Il en va de même pour l’application GOV qui veut « uberiser » les sondages grâce à une application qui lui permet de collecter les avis d’un nombre croissant d’utilisateurs sans dépenser plus d’énergie alors qu’un institut classique doit reproduire et analyser des centaines d’entretiens téléphoniques dont le coût unitaire ne varie pas. La contrepartie est la centralisation et l’uniformisation des plateformes. Facebook propose les mêmes fonctionnalités à tous ses utilisateurs. C’est un modèle qui marche pour des outils de mobilisation, dès lors que l’on considère que l’usage n’est pas différent pour un candidat de gauche ou de droite, qu’il gère une base militante de dix ou de dix mille personnes. Cela conduit Nation Builder à équiper à la fois la campagne pro-Brexit et la campagne anti-Brexit, la campagne de Jean-Luc Mélenchon comme celle de François Fillon. Ces plateformes sont des outils d’action au service des intérêts particuliers qui s’affrontent dans la vie politicienne — sans connotation négative, mais par opposition au système politique institutionnel et public — et il convient donc de les regrouper sous le terme plus précis de « pol-tech ».

Un autre pan des civic-tech, celui qui concerne la prise de décisions et leur évaluation, dépend justement de l’initiative des gouvernements eux-mêmes. Certains ont les moyens de développer eux-mêmes des outils (comme la mairie de Paris pour son budget participatif), mais la majorité fait appel à des prestataires privés. On parle alors des « gov-tech », au modèle hybride : il est important que chaque gouvernement dispose d’un outil sur-mesure et puisse garantir la sincérité et la protection des données individuelles qui sont récoltées, mais les types de participation sont récurrents — appel à projets ou idées des citoyens, consultation sur une décision publique, cartographie collaborative, budget participatif, portail d’accès aux données publiques… Les mêmes plateformes peuvent donc être dupliquées modulo une légère adaptation contextuelle. C’est ici que deux modèles entrent en concurrence : les logiciels libres contre les logiciels propriétaires.

Plusieurs entreprises françaises se sont créées sur cette opportunité. Spallian s’est partiellement reconvertie dans la vente d’applications de signalement « Tell My City ». Fluicity développe une application mobile de communication entre une municipalité et ses administrés. OpenDataSoft propose une solution intégrée pour que les collectivités créent facilement leurs portails open data — désormais une obligation légale. Cap Collectif commercialise des plateformes de consultation. Ces entreprises font de la gov-tech et à mesure que les cas d’usages se multiplient — particulièrement en période pré-électorale — leur qualité et leur rentabilité augmentent. Ils attirent des investisseurs privés qui entrent au capital ; OpenDataSoft vient par exemple de lever 5 millions d’euros pour déployer sa solution partout dans le monde. Les dernières améliorations techniques sur ces plateformes sont indéniablement intéressantes.

Le modèle propriétaire s’accompagne toutefois d’une série d’inconvénients :

  • Le manque de transparence pour commencer. La puissance publique n’a pas accès au code source qui fait tourner ces plateformes. Pourquoi se préoccuper de ces détails techniques — qui, avouons-le, dépassent de très loin la compréhension de la majorité des décideurs — tant que la plateforme marche ? Si le code a valeur de loi, selon la démonstration faite par le Pr. Lawrence Lessig (Code and Other Laws of Cyberspace, 1999), une plateforme numérique n’est jamais neutre. Elle est le fruit des choix techniques et idéologiques de ses concepteurs. Lorsque nous ne maîtrisons pas son code, ce sont les auteurs de ce code qui nous maîtrisent.
  • L’abandon de la souveraineté ensuite. Publier rétrospectivement un jeu de données issu d’une plateforme non auditable n’est pas une garantie suffisante que les données n’ont pas été manipulées. Quand bien même nous n’aurions pas de raison de douter des intentions des éditeurs actuels de ces plateformes, le fait que ces entreprises puissent être rachetées à moyen terme par d’autres acteurs est une menace que tout acteur public doit prendre en considération dès lors qu’il engage sa responsabilité dans un processus de récolte d’opinions citoyennes et de concertation démocratique.
  • L’absence de collaboration durable enfin. Tous les gouvernements ayant les mêmes besoins, ils représentent une manne promise à ces entreprises. Au lieu de mutualiser ces besoins, les institutions — et donc in fine les contribuables — payent et repayent chacune à leur tour des technologies existantes. Une partie des gains sont certes réinvestis par ces entreprises, mais les améliorations ne profiteront qu’aux prochains clients. L’argent public ne finance pas le développement de biens communs librement réutilisables, mais des modèles économiques classiques. Dans le modèle propriétaire, il faut que chacun le sache et le comprenne, aucune mutualisation technique n’est possible.

Le défi de faire émerger la “common-tech” en environnement fermé.

Après avoir distingué la pol-tech et la gov-tech, nous obtenons une vision plus claire des technologies de la citoyenneté stricto sensu. La capacité des citoyens à maîtriser et utiliser par eux-mêmes ces outils pour s’informer, s’organiser et prendre des décisions collectives est dans l’ADN de la civic-tech, définie aux Etats-Unis comme « the use of technology for the public good ». Peut-être faut-il évoluer vers une définition des « common-tech » pour délimiter plus précisément la création de ces communs digitaux, qui correspondent davantage à ce qui existe à l’international. Car des alternatives libres existent pour les mêmes besoins :

La création de logiciels libres pour la démocratie est en train de se généraliser à travers le monde :

  • La Commission européenne impose que les logiciels qu’elle finance, comme ceux du programme D-Cent, soient open source.
  • L’administration Obama a ouvert le code de son application officielle de pétitions « We the People » et vient de lancer le portail code.gov qui libère le code de toutes les plateformes gouvernementales américaines.
  • La nouvelle ministre taïwanaise du numérique Audrey Tang a animé depuis des années les hackathons g0v.tw autour du développement de solutions open source.
  • Le pionnier des outils de lobby citoyen est la plateforme Meu Riodéveloppée en open source au Brésil.
  • Les Islandais dont nous saluons les pirates et le modèle démocratique ont créé un portail open source pour Better Reykjavik.
  • Les élus Podemos à Madrid ont investi dans le logiciel Consul qui est utilisé par le portail decide.madrid.es pour les concertations et le budget participatif de la capitale… et d’autres villes espagnoles, qui ont ainsi accès au même outil.

La civic-tech française est à contre-courant.

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code.gov, le portail qui donne accès aux logiciels développés par l’administration américaine.

Le modèle open source repose sur des licences qui définissent les conditions de libre accès, utilisation, transformation et commercialisation de plateformes qui sont codées de manière ouverte et collaborative. Les fichiers qui structurent les applications sont accessibles publiquement sur des plateformes comme GitHub ou Gitlab, et des notices vous expliquent comment déployer et configurer gratuitement des instances indépendantes que vous pouvez héberger sur vos propres serveurs et adapter à vos besoins. De là vient une incompréhension manifeste autour de l’open source : ce n’est pas parce que l’accès est gratuit que le développement l’est aussi. Le paramétrage technique, la traduction, l’ajout de fonctionnalités nécessitent du temps et des compétences de développement — parfois plus que pour une solution propriétaire qui existe déjà et dont le coup de duplication est infiniment plus faible que le prix de la licence d’exploitation que l’entreprise vous fait payer. En revanche, l’amélioration ainsi financée bénéficie à tous les acteurs de la communauté. Partout dans le monde. Ainsi, en choisissant Democracy OS pour développer le portail participez.nanterre.fr, la mairie de Nanterre a investi dans une amélioration de l’ergonomie de la plateforme qui a été réutilisée jusqu’au niveau du gouvernement argentin. La diffusion de l’open source est libre : la métropole de Reims a fait appel à un prestataire privé pour mettre en place une instance de consultation Democracy OS sans même que l’association ne soit au courant. De la même manière, n’importe quelle collectivité, n’importe quel projet associatif disposant en interne de la compréhension technique nécessaire peut utiliser Democracy OS. Il existe des dizaines d’alternatives développées à travers le monde : Discourse (Etats-Unis) pour des forums participatifs, Loomio (Nouvelle-Zélande) pour des prises de décisions adaptées aux organisations non pyramidales, Ushahidi(Kenya) pour de la cartographie collaborative, etc. Dans ces contextes, la plus-value provient de l’expertise déployée sur le terrain grâce à l’outil, et non du dangereux mirage d’un solutionnisme technologique qui prétend qu’un outil unique va tout changer.

Nous sommes convaincus qu’il y a un modèle économique pour ces common-tech. Nous sommes en train de l’expérimenter avec Open Source Politics en faisant un travail de curation et d’adaptation des meilleures plateformes libres dédiées à la démocratie. Ce modèle est probablement moins rentable pour des investisseurs à court terme, mais beaucoup plus pour les citoyens à moyen terme. Et donc pour la démocratie à long terme. Le chemin prendra nécessairement plus de temps à réaliser son plein potentiel. Les institutions préfèrent souvent le confort de la relation avec un acteur privé plutôt que la collaboration avec une communauté encore peu structurée. Mais elle existe à travers le concept de hackathon permanent que nous avons lancé début 2016 au sein de l’équipe Open Democracy Now et nous rencontrons de plus en plus de développeurs heureux de s’engager pour une civic-tech libre.

Dans son ouvrage de référence sur les nouveaux modèles de pair-à-pair, Michel Bauwens explique qu’un commun a peu de chance de triompher s’il est isolé face à des concurrents privés, mais finit toujours par l’emporter s’il s’allie avec des acteurs publics ou privés qui apportent une stabilité et une rétribution au travail de la communauté. Comme le détaille ce brillant article d’Uzbek & Rica, le défi pour la puissance publique de comprendre et de collaborer avec l’émergence des communs dépasse le cadre de la civic-tech et concerne tout le secteur de l’innovation. La responsabilité des dirigeants réunis lors du sommet mondial du Partenariat pour un Gouvernement ouvert dépasse donc largement l’exercice de communication.

Le siècle des communs, à lire chez Usbek & Rica

A ce jour, la civic-tech n’est qu’un passe-temps pour la classe moyenne urbaine désabusée par le spectacle de sa représentation politique. A de très rares exceptions près, nos initiatives ne sont pas inclusives et ne touchent pas les citoyens des quartiers populaires et des périphéries qui forment les bastions d’abstentionnistes et de votes extrêmes. La tâche est immense tant le fossé à combler est profond, tant les fractures seront longues à cicatriser. D’autres villes ont réussi à le faire, comme Medellin en Colombie, passée de plateforme de la drogue à la démocratie participative en vingt ans d’actions vertueuses. Nous manquons la cible car nous n’avons pas les moyens de passer à l’échelle. Il faut un soutien fort en faveur du développement de nouveaux outils numériques capables de se répandre de plus en plus facilement sur tout le territoire, afin d’intensifier nos pratiques démocratiques dans les écoles, les associations et les entreprises, de multiplier les consultations et les redditions de comptes transparentes, d’équiper les collectifs citoyens locaux qui sont les seuls en position d’associer les exclus. C’est la condition de la transition démocratique.

Ces outils existent déjà pour la plupart. Nous mettons à l’honneur leurs auteurs venus d’Allemagne, de Taïwan, d’Estonie ou de Malaisie lors d’une soirée de la société civile ouverte ce mardi 6 décembre. La boîte à outils du Gouvernement ouvert (ogptoolbox.org) qui est développée par Etalab depuis un an est mise en ligne lors du hackathon international au Palais de l’Elysée le 7 décembre puis au Palais d’Iéna le 8 et 9. Aspirant le contenu de nombreux référentiels internationaux, ce site donne accès à une information détaillée sur les bonnes pratiques mises en oeuvre à travers le monde.

La civic-tech française a énormément grandi depuis dix-huit mois. De nouveaux leviers sont en train de se mettre en place. Un incubateur va naître grâce au soutien d’Axelle Lemaire. Il a vocation à être hébergé à terme par le « Civic Hall » voulu par Anne Hidalgo à Paris. Tant que nous n’aurons pas de garanties sur les critères techniques et politiques exigés pour en faire partie, nous regarderons ces deux initiatives avec la vigilance qui est attendue de la société civile dans une démarche de Gouvernement ouvert. Cette posture peut paraître idéaliste à l’heure où l’innovation démocratique souffre d’une réelle précarité économique, mais si ce n’est pas pour nous rapprocher d’un idéal démocratique plus libre et plus ouvert que nous nous battons, alors à quoi cela sert-il ?