La participation citoyenne au prisme de Rousseau – Ă©pisode 3 : la reprĂ©sentation citoyenne

La participation citoyenne au prisme de Rousseau – Ă©pisode 3 : la reprĂ©sentation citoyenne

Pour ce dernier Ă©pisode de notre sĂ©rie de l’automne Ă  propos de la crise de la reprĂ©sentation, il s’agit ici de prĂ©senter succinctement l’Ɠuvre gĂ©nĂ©rale de Rousseau, de l’analyser et la faire discuter avec les considĂ©rations sur la reprĂ©sentation qu’elles impliquent. Cette mise en discussion permet une comprĂ©hension plus fine des critiques du modĂšle reprĂ©sentatif en questionnant si les problĂ©matiques enjointent par la reprĂ©sentation sont de fait inhĂ©rentes au modĂšle en lui-mĂȘme ou si la piste d’une crise de la reprĂ©sentation reste Ă  considĂ©rer.


Discours sur l’origine de l’inĂ©galitĂ© parmi les hommes

Ce texte est fondamental dans l’Ɠuvre de Rousseau. Il y expose notamment sa conception de l’état de nature. La dĂ©marche de Rousseau se veut assez proche de celle des scientifiques, se bornant Ă  Ă©mettre des hypothĂšses sur la formation du monde. Il en Ă©met un constat selon lequel l’inĂ©galitĂ© consacrĂ©e par la sociĂ©tĂ© a perverti l’homme naturel, et a remis en cause ce qui faisait son essence mĂȘme, c’est-Ă -dire la libertĂ© et l’égalitĂ©. Cette conclusion est particuliĂšrement importante dans la mesure oĂč elle constitue la base de toute la doctrine politique rousseauiste, laquelle peut d’ailleurs se rĂ©sumer en une seule question : comment rĂ©tablir dans la sociĂ©tĂ© la libertĂ© et l’égalitĂ© connue lors de l’état de nature ? 

Rousseau va montrer que les inĂ©galitĂ©s sociales ne sont pas fondĂ©es en nature et qu’elles rĂ©sultent de la transformation que la sociĂ©tĂ© opĂšre en l’homme. Il engage une dĂ©marche d’analyse rĂ©gressive montrant tout ce qui n’est pas naturel en l’homme et permet ainsi de rĂ©cuser l’erreur des jusnaturalistes, attribuer Ă  la nature ce qui est le produit de sa dĂ©naturation. Cette dĂ©marche se fait de maniĂšre Ă©pistĂ©mique ; comprendre ce que sont les hommes requiert d’expliquer comment ils sont devenus tels, et de sĂ©parer ce qui procĂšde « des changements successifs de la condition humaine » de ce qui tient de son « Ă©tat primitif ». S’il doit ĂȘtre question de « l’homme de la nature » c’est pour caractĂ©riser « l’homme civil » et non l’inverse. Le second discours est un discours sur l’origine de l’inĂ©galitĂ©, le conflit et la servitude, trois traits qui sont pour Rousseau, constitutif de l’État civil. Il n’y a pas chez Rousseau de volontĂ© de retour Ă  l’état de nature tel qu’il pouvait exister au dĂ©but de notre Ăšre, mais bien celle de restaurer la libertĂ© et l’égalitĂ© dans la sociĂ©tĂ©. C’est Ă  ce dĂ©fi que va travailler Rousseau dans ses Ɠuvres postĂ©rieures, et c’est dans ce contexte idĂ©ologique qu’une analyse de Du Contrat Social est possible.

Contrat social

Dans Du contrat social, Rousseau entreprend une thĂ©orisation d’une communautĂ© politique rĂ©pondant aux problĂšmes inhĂ©rents aux sociĂ©tĂ©s marchandes qu’il a identifiĂ©es dans le Second Discours. Il y dĂ©veloppe sa pensĂ©e d’une maniĂšre assimilable aux mathĂ©matiques en dĂ©crivant les Ă©noncĂ©s de sa thĂšse initiale selon laquelle l’homme doit se tenir proche des lois de la nature en soustrayant ce que la sociĂ©tĂ© a apportĂ© Ă  l’homme. Du contrat social Ă©tablit le fait qu’une organisation sociale dite juste repose sur un pacte social garantissant l’égalitĂ© et la libertĂ© des citoyens. Ce pacte social induit le renoncement Ă  la libertĂ© naturelle Ă  la faveur d’une libertĂ© civile pour une souverainetĂ© populaire inaliĂ©nable, indivisible et infaillible ainsi que pour une recherche de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral par la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Le principe de l’institution politique est le contrat social or c’est la volontĂ© du peuple qui maintient ce contrat qu’il peut rompre quand il n’en veut plus. A partir de ce pacte social, Rousseau induit la lĂ©gitimitĂ© politique, le gouvernement ou la lĂ©gislation. 

Le gouvernement, un mal nécessaire ?

Chez Rousseau l’existence d’un souverain avant celle du gouvernement signifie que ce dernier n’est qu’un phĂ©nomĂšne secondaire d’un point de vue juridique, l’action qui institue le gouvernement n’est pas un pacte mais une loi, et les dĂ©positaires de la puissance exĂ©cutive ne sont point des maĂźtres du peuple mais des officiers que le peuple peut justement destituer. Le contrat social Ă©tablit ainsi que la sociĂ©tĂ© prĂ©cĂšde au gouvernement et se maintient en faisant fi des changements. Le gouvernement est un mal nĂ©cessaire parce que les hommes ont besoin d’ĂȘtre guidĂ©s dans l’exercice de leur libertĂ©. Et l’ordre qu’il Ă©tablit est capital pour le contrat. Les inĂ©galitĂ©s de rang qu’il crĂ©e entre les citoyens sont artificielles car tous sont Ă©gaux. Il faut, toutefois, que le gouvernement soit assez puissant pour dominer les volontĂ©s particuliĂšres des citoyens sans qu’il ne le soit assez pour dominer la volontĂ© gĂ©nĂ©rale ou les lois. Au cours de ce livre, Rousseau soutient le fait que la force lĂ©gislatrice appartient au peuple. C’est le peuple qui dĂ©cide de l’orientation des lois, il fait la distinction entre les dĂ©cisions qui ont force de lois et les simples actes des autoritĂ©s gouvernementales. 

Les trois formes de gouvernement

En effet, le gouvernement ne propose pas de lois, il les met en Ɠuvre, il traduit la volontĂ© gĂ©nĂ©rale du peuple par des actions qui la rendent effective. Selon Rousseau, il existe trois formes de gouvernement qui se dĂ©finissent par leur nombre de membres ; la dĂ©mocratie implique un peuple qui s’assemble pour vaquer aux affaires publiques, ce qui induit un Etat qui soit petit. Rousseau rĂ©cuse la monarchie qui favorise la volontĂ© du Prince Ă  celle du peuple. Enfin, l’aristocratie Ă©lective – non hĂ©rĂ©ditaire qui doit ĂȘtre bannie – choisie par le peuple. Parmi ces trois formes de gouvernement aucune ne semble ĂȘtre universellement idĂ©ale mais chacune peut l’ĂȘtre en fonction du peuple et du territoire dont il est question. C’est ce qu’il apparaĂźt dans les Ă©crits de Rousseau sur la Corse et la Pologne.

« Droit politique »

En effet, ces Ă©crits semblent suivre le sillage du Contrat Social tant ils sont dans la continuitĂ© de l’idĂ©e selon laquelle de nouvelles institutions peuvent rĂ©tablir l’égalitĂ© et la libertĂ© naturelle dans la sociĂ©tĂ©. Rousseau semble y poser les bases de ce qu’il dĂ©signe sous le nom de « Droit politique » et dont l’objet porte sur la lĂ©gitimitĂ© de l’autoritĂ© politique. Dans ce qu’il apparaĂźt comme un passage d’une approche normative Ă  positive, la dĂ©marche philosophique de Rousseau devient juridique, ses deux projets de constitution peuvent ĂȘtre associĂ©s tant ils sont porteurs de projets de rĂ©forme constitutionnelle. La diffĂ©rence des rĂ©alitĂ©s politiques impose des solutions spĂ©cifiques Ă  chaque État sans que ni le but, ni l’objet de ces projets ne changent. Leurs diffĂ©rences quantitatives et qualitatives des territoires encouragent Rousseau Ă  prĂ©coniser deux formes distinctes pour l’État en conseillant une dĂ©mocratie pour la Corse et la persistance d’une rĂ©publique monarchique en Pologne. 

Cette mise en pratique souligne la conjonction de la pensĂ©e propre de Rousseau et sa mallĂ©abilitĂ© au vue des spĂ©cificitĂ©s de l’État mettant ainsi en lumiĂšre une possible complĂ©mentaritĂ© des lois et des mƓurs. De plus, la conjugaison de ces deux projets de constitution soulĂšve la question de l’identitĂ© nationale en tant que fondement de l’ordre constitutionnel proposĂ©. Par des considĂ©rations Ă©tatiques diffĂ©rentes, Rousseau montre la mise en pratique de ce qu’il exprime dans le contrat social, en l’occurrence le fait qu’il n’y a qu’un bon gouvernement possible dans un État. En effet ses prĂ©conisations sont le ressort d’une Ă©tude approfondie des particularitĂ©s de la Pologne et la Corse. Par ces considĂ©rations, Rousseau exerce une Ă©tude de pragmatisme politique de chaque rĂ©alitĂ©, il ne conçoit pas un modĂšle universel applicable Ă  tous les États. En ce sens qu’un code de loi, pour Rousseau, ne cherche pas dans l’absolu un systĂšme parfait mais Ă  Ă©tudier la lĂ©gislation qui convient le mieux Ă  un État. Se pose alors la question de savoir dans quelles conditions un code de loi peut-il convenir Ă  un peuple ?

Les trois principes piliers de la pensée rousseauiste

L’intĂ©rĂȘt

Ainsi, la pensĂ©e rousseauiste s’Ă©tablit sur trois principes piliers qui sont l’intĂ©rĂȘt, la volontĂ© gĂ©nĂ©rale et le bien commun. C’est Ă  partir d’une comprĂ©hension de ces trois prĂ©ceptes qu’une lecture, analyse de ses Ă©crits peut ĂȘtre rendue possible.  A propos de la volontĂ© du souverain, Rousseau dĂ©fend le fait que le souverain ne peut pas se rĂ©fĂ©rer Ă  l’ensemble des intĂ©rĂȘts des citoyens mais exclusivement Ă  l’intĂ©rĂȘt partagĂ© par tous. S’il n’y avait pas un point sur lequel tous les intĂ©rĂȘts convergent, aucune sociĂ©tĂ© ne pourrait exister1. Selon lui, la domination de l’État est lĂ©gitime lorsqu’elle se limite Ă  la rĂ©alisation de l’intĂ©rĂȘt commun de tous les citoyens. L’Ă©tendue de la conjugaison de tous les intĂ©rĂȘts des citoyens dĂ©finit les limites de compĂ©tence de la domination Ă©tatique. Ainsi,  plus elle est petite, moins le besoin de lois est nĂ©cessaire et donc, plus la libertĂ© des citoyens est grande. En suivant Rousseau, il est possible de parler de loi que si la chose sur laquelle on dĂ©cide est aussi gĂ©nĂ©rale que la volontĂ© qui dĂ©cide2. Si la lĂ©gislation doit protĂ©ger non pas les intĂ©rĂȘts communs Ă  tous les citoyens, mais diffĂ©rents intĂ©rĂȘts privĂ©s, l’État n’est plus fonctionnel.

La volonté générale

Dans cette continuitĂ©, il apparaĂźt dans l’Ɠuvre de Rousseau que l’État et la loi ont pour mission de protĂ©ger la personne et les biens de chaque citoyen. L’intĂ©rĂȘt partagĂ© par tous les citoyens en raison de leur nature Ă©goĂŻste est celui de l’Ă©galitĂ© en droit. Alors, les obligations envers le corps social ne sont contraignantes que parce qu’elles sont rĂ©ciproques. Si chacun veut toujours le bonheur de chacun, c’est parce qu’il pense Ă  lui-mĂȘme quand il vote pour tous3.

Le bien commun

Enfin, Ă  propos de bien commun, pour Rousseau, celui-ci ne doit rien comporter d’autre que l’intĂ©rĂȘt personnel rationnel de chaque citoyen, pour autant qu’il soit compatible avec le principe de rĂ©ciprocitĂ©. La morale commande ainsi d’Ă©viter les situations qui mettent les devoirs en contradiction avec les intĂ©rĂȘts. Le bien-ĂȘtre de chaque citoyen est une affaire politique et ne doit pas ĂȘtre sacrifiĂ© au bien-ĂȘtre de la multitude. Ce bien-ĂȘtre se conditionne en partie lors de l’établissement du contrat social qui instaure l’égalitĂ© des droits et exige une aliĂ©nation totale des citoyens. Lors de la rĂ©alisation de ce contrat social, tous les citoyens veulent que les conditions soient les mĂȘmes pour tous4. De maniĂšre Ă  respecter cela, L’Ă©galitĂ© juridique doit neutraliser les inĂ©galitĂ©s sociales, mais ne peut pas les corriger. La tĂąche de la lĂ©gislation se limite Ă  la libertĂ© et Ă  l’Ă©galitĂ©. Par libertĂ©, s’entend l’indĂ©pendance de chaque citoyen. 

L’Ă©galitĂ©, condition de la libertĂ©

En effet, toute dĂ©pendance privĂ©e qui se crĂ©e entre les citoyens est susceptible d’affaiblir le corps de l’État. Les citoyens sont Ă©gaux lorsque personne ne dĂ©pend d’un autre, et cette Ă©galitĂ© est la condition de la libertĂ©. L’Ă©galitĂ© ne signifie pas que tous les citoyens disposent du mĂȘme pouvoir et de la mĂȘme richesse. Mais Rousseau prĂ©vient que si l’inĂ©galitĂ© en termes de pouvoir et de richesse dĂ©passe un certain niveau, elle peut alors avoir un effet corrupteur : le citoyen riche peut acheter le citoyen pauvre et ce dernier est obligĂ© de se vendre. Comme le cours des choses menace de dĂ©truire l’Ă©galitĂ©, la force de la lĂ©gislation doit Ɠuvrer au maintien de l’Ă©galitĂ©5. Ainsi, l’Ă©galitĂ© que la loi doit protĂ©ger prĂ©suppose la parfaite indĂ©pendance de chaque citoyen6.

Critique de la représentation

La critique rousseauiste de la reprĂ©sentation semble principalement porter sur le principe d’aliĂ©nation qui a lieu lorsque les citoyen·nes renoncent Ă  leur libertĂ© et Ă  leur pouvoir de se donner la loi. En ce sens, le ou la citoyen.ne qui cĂšde son vote dans condition pour confier cette tĂąche Ă  d’autres, devient esclave. Ainsi, La souverainetĂ©, en tant qu’exercice de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, est inaliĂ©nable, elle ne peut pas ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e parce que la volontĂ© ne peut pas ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e ; le souverain ne peut se reprĂ©senter que lui-mĂȘme7. Les assemblĂ©es de dĂ©putĂ©s ne peuvent pas se substituer au souverain8

Si la reprĂ©sentation n’est pas comprise comme une aliĂ©nation, mais comme une dĂ©lĂ©gation, un mandat assorti de conditions, elle peut toutefois avoir un sens. Lorsque le peuple dĂ©signe des dĂ©putĂ©s, ceux-ci ne sont pas ses reprĂ©sentants, mais des mandataires temporaires, des commissaires qui ne peuvent rien dĂ©cider de maniĂšre dĂ©finitive9. Le peuple doit se rĂ©server le droit de dĂ©cision dĂ©finitive et l’exercer. Certes, dans les grands États, le pouvoir lĂ©gislatif doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© par des dĂ©putĂ©s, mais les dĂ©putĂ©s sont corruptibles. Le risque de corruption peut ĂȘtre Ă©vitĂ© par le biais d’un mandat impĂ©ratif, d’un mandat court et de l’obligation de rendre des comptes pour les dĂ©putĂ©s. La « stupiditĂ© de la nation anglaise » rĂ©side dans le fait que les dĂ©putĂ©s se voient confier le pouvoir suprĂȘme pour sept ans sans ĂȘtre soumis Ă  aucun contrĂŽle10.

Il semble ici nĂ©cessaire d’expliciter ce que Rousseau entend sur la dĂ©lĂ©gation d’un certain pouvoir Ă  des dĂ©putĂ©s qui peut entrer en contradiction avec le fait que « la souverainetĂ© ne peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e, par la mĂȘme raison qu’elle ne peut ĂȘtre aliĂ©nĂ©e» 11 et le cas des Anglais mentionnĂ© ci-dessus et exprimĂ© en ces mots : « Le peuple anglais pense ĂȘtre libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitĂŽt qu’ils sont Ă©lus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa libertĂ©, l’usage qu’il en fait mĂ©rite bien qu’il la perde »12.

Il est possible de lire ici l’expression de la pensĂ©e de Rousseau envers la reprĂ©sentation en trois temps. Tout d’abord, son dĂ©veloppement semble prendre appui sur le fait que la souverainetĂ©, qui consiste dans la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, ne peut se reprĂ©senter. Ce qui est la raison pour laquelle les Ă©lus ne sont pas et ne peuvent pas ĂȘtre des reprĂ©sentants du peuple mais seulement des commissaires. Et enfin c’est ce qui justifie ses considĂ©rations sur les Anglais qui, selon lui, croient ĂȘtre libres alors que dĂšs que les reprĂ©sentants sont Ă©lus, ils sont esclaves. De plus, pour Rousseau, toute reprĂ©sentation tend Ă  simplifier et Ă  rĂ©duire les diffĂ©rences de pensĂ©e de sorte que la dĂ©cision d’une entitĂ© reprĂ©sentative est nĂ©cessairement moins diversifiĂ©e et gĂ©nĂ©rale que celle d’une assemblĂ©e dans laquelle l’ensemble des concernĂ©s sont pris en compte. 
De par ce dĂ©veloppement, Rousseau ne semble pas tout Ă  fait dĂ©fendre un modĂšle de dĂ©mocratie directe au sein duquel le citoyen participerait Ă  part entiĂšre Ă  l’ensemble du processus dĂ©cisionnel politique. En Ă©tant dans le refus total de la notion de reprĂ©sentation du peuple et de sa volontĂ© gĂ©nĂ©rale Ă  travers les dĂ©putĂ©s, il n’apparaĂźt pas se positionner Ă  un corps d’État qui serait au service du peuple et ainsi de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Par la suite, Rousseau va d’ailleurs insister sur le fait que ce qui institue le gouvernement ce n’est pas un contrat mais une Loi, ce qui implique et renforce le fait que le rĂŽle du dĂ©putĂ© se limite Ă  celui de commissaire et non Ă  celui d’un reprĂ©sentant. Le commissaire devant rendre compte et obĂ©ir au peuple souverain.”Toutefois, il se pose alors la question de savoir de quelle maniĂšre est-ce qu’il est possible que les dĂ©putĂ©s ne dĂ©possĂšdent pas totalement le peuple de sa souverainetĂ© ?


  1.  Jean-Jacques Rousseau (1755), « Du contrat social », Paris, Le livre de poche, 2011 livre  II, 1 
  2.  Ibid livre  II, 6
  3.  Ibid livre I, 6 II, 4
  4.  Ibid livre  I, 6
  5.  Ibid livre  II, 11
  6.  Ibid livre  II, 12
  7.  Ibid livre  II, 1 ; III, 15
  8.  Ibid livre  II, 3
  9.  Ibid livre  III, 15
  10.  Ibid livre  III, 15
  11.  Ibid livre  III, 15
  12.  Ibid livre  III, 15
La participation citoyenne au prisme de Rousseau – Ă©pisode 2 : peut-on parler d’une crise de la reprĂ©sentation ?

La participation citoyenne au prisme de Rousseau – Ă©pisode 2 : peut-on parler d’une crise de la reprĂ©sentation ?

AprÚs une premiÚre introduction, voici le deuxiÚme épisode de notre série automnale dédiée à la participation citoyenne au prisme de Rousseau.


Lorsque les crises deviennent une norme, peut-on alors encore parler de crise ?

La crise sanitaire qui a rythmĂ© nos conversations pendant de nombreux mois. Cette crise, par son inĂ©dit a perturbĂ© un quotidien empli de crises plus ordinaires telles que la crise Ă©conomique, la crise de la reprĂ©sentativitĂ©, la crise de l’éducation, la crise des rapports sociaux, la crise des gĂ©nĂ©rations, la crise des valeurs, la crise des repĂšres, la crise de la socialitĂ© et bien d’autres encore. La nouveautĂ© de cette crise semble surplomber celles antĂ©rieures qui paraissent alors de second ordre et dont on se contenterait aisĂ©ment dans les dessins d’espĂ©rance d’un retour « Ă  la vie d’avant », Ă  la normalitĂ©. Cette volontĂ© de retour Ă  la dite norme avec des crises plus normales pose la question du rapport qu’entretient notre sociĂ©tĂ© Ă  un Ă©tat de crise qui serait peut-ĂȘtre un Ă©tat de fait n’ayant plus de fin. Lorsque les crises deviennent une norme, peut-on alors encore parler de crise ? De quoi parle-t-on lorsque l’on mentionne la crise ? Est-ce que l’idĂ©e d’une crise permanente n’enlĂšve-t-elle pas le sens mĂȘme de la notion de crise ? En amenant la dimension de permanence d’une crise, ne peut-on pas se questionner sur le rapport au temps entretenu avec la crise ? Ainsi, il sera ici question de dĂ©terminer dans quelle mesure peut-on parler de crise. 

Pour ce faire il sera fait, dans cet article, rĂ©fĂ©rence Ă  des auteurs clefs de la notion de crise. Myriam Revault d’Allones philosophe d’éthique et politique auteure de La crise sans fin. Essai sur l’expĂ©rience moderne du temps1, Reinhart Koselleck et Michaela Richter philosophes de l’histoire et de la crise auteurs de Crisis2 ainsi que Jean-Jacques Rousseau.

Le paradigme de krisis

En remontant Ă  l’étymologie du terme de crise, krisis en Grec, Myriam Revault d’Allones exprime le fait que ce terme incorporait alors une dimension dĂ©cisionnelle et non pas indĂ©cisionnelle, la crise se rĂ©fĂ©rerait au moment oĂč l’équilibre se retourne, oĂč la rupture s’opĂšre et qu’une sortie de la crise est possible. Il ne s’agit alors pas seulement d’une question d’étymologie mais peut-ĂȘtre d’un paradigme ou d’un modĂšle qui nous est proposĂ© Ă  travers l’étymologie pour analyser la notion de crise. Les Grecs utilisent le terme de krisis dans des domaines limitĂ©s tels que le judiciaire ou la maladie. Dans le judiciaire, cela dĂ©signe le jugement, la dĂ©cision qui ne dĂ©coule pas d’une causalitĂ© nĂ©cessaire. Le terme de krisis, dans le contexte de la maladie, rĂ©sulte quant Ă  lui d’un stade de maladie critique qui conduit Ă  une bifurcation entre deux possibilitĂ©s, il s’agit alors du point extrĂȘme oĂč la crise appelle un dĂ©nouement soit vers la vie soit vers la mort. Selon M. Revault d’Allones, « Si la notion de crise dans les maladies repose sur une certaine conception du temps orientĂ©, il semble alors que les Grecs possĂšdent une notion de krisis liĂ©e Ă  un certain rĂ©gime d’historicitĂ©. »3 Il apparaĂźt ainsi que c’est dans une certaine conception du temps, dans une certaine expĂ©rience du temps, que la crise se dĂ©veloppe, se dĂ©roule et qu’elle attend Ă©ventuellement une issue.

La thĂšse de Reinhart Koselleck et Michaela Richter

Relativement Ă  l’expĂ©rience du temps, la thĂšse avancĂ©e par Reinhart Koselleck et Michaela Richter dans leur article Crisis4 offre une approche temporelle de la crise. Elle serait, depuis 1780, devenue l’expression d’un nouveau sens du temps qui indique et intensifie la fin d’une Ă©poque, elle peut ĂȘtre conceptualisĂ©e comme chronique. Le XVIIIĂšme semble alors ĂȘtre Ă  la fois le siĂšcle de l’histoire et de la critique qui va voir la diffusion dans la sociĂ©tĂ© de la notion de crise et qui va prendre avec Rousseau une portĂ©e historique et politique. Selon Koselleck et Richter, Rousseau « […] offre le premier usage du terme « crise » dans son sens moderne, c’est-Ă -dire celui qui Ă©mane d’une philosophie de l’histoire et qui offre Ă©galement un pronostic sur l’avenir. L’utilisation du terme Ă©tait dirigĂ©e Ă  la fois contre une foi optimiste dans le progrĂšs et contre une thĂ©orie cyclique inchangĂ©e »5. De plus Koselleck et Richter montrent une expansion sĂ©mantique du concept de crise qui serait analogue Ă  celle d’un changement tel qu’il est compris dans le terme de « rĂ©volution » employĂ© par Rousseau. Rousseau inscrit ainsi la crise dans une historicitĂ©, dans une temporalitĂ© qui est l’historicitĂ© de l’homme – non pas la temporalitĂ© ou l’historicitĂ© de la nature, qui est essentiellement cyclique et rĂ©pĂ©titive – il introduit un Ă©lĂ©ment qui est de l’ordre de la rupture, de la nouveautĂ©.

Entre crise et modernité

En prenant la crise en son sens moderne, Koselleck et Richter la conçoivent comme l’objet d’un processus de temporalisation de l’histoire qui serait propre Ă  la modernitĂ©, qui se figurerait par un Ă©vĂ©nement de rupture du lien entre expĂ©rience et attente. Cela pose alors la question d’une tension pouvant exister entre la notion de crise et la modernitĂ©. Myriam Revault d’Allones6 introduit l’idĂ©e que la crise serait issue de la position de la modernitĂ© elle-mĂȘme et qu’elles seraient en fait consubstantielles. 

Myriam Revault d’Allones dĂ©fend l’idĂ©e selon laquelle les LumiĂšres rĂ©cusent tout ce qui relĂšve de l’antĂ©rioritĂ©, du prĂ©jugĂ©, d’un savoir qui n’a pas Ă©tĂ© fondĂ© ou d’une tradition qui n’a pas Ă©tĂ© examinĂ©e. La modernitĂ© est alors caractĂ©risĂ©e par l’auto-fondation et l’autojustification qui serait une rupture avec tout ce qui l’a prĂ©cĂ©dĂ©, cela, aussi bien sur le plan historique que politique. L’auteure justifie cette consubstantialitĂ© en rappelant que la crise est avant tout une crise des fondements remettant en cause la lĂ©gitimation du savoir, de la vĂ©ritĂ© ou bien de l’ordre politique. 

Au regard de la considĂ©ration moderniste de la notion de crise, il serait alors possible de s’interroger sur la notion de crise qu’entretiennent les contemporains vis-Ă -vis de celle-ci. En effet, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou de celles apparues au cours du XXĂšme siĂšcle, peut-on encore parler de crise au sens des modernes ou bien cette rhĂ©torique de la crise a-t-elle adoptĂ©e une sĂ©mantique diffĂ©rente ? En effectuant un rapprochement entre la crise de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative dite contemporaine et la conception rousseauiste de la reprĂ©sentation et de la crise, peut-on parler de crise de la reprĂ©sentation dans le sens des modernes ?

La crise de la représentation

De la crise de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative, beaucoup pourrait ĂȘtre dit Ă  son propos. La familiaritĂ© avec laquelle l’on s’y rĂ©fĂšre depuis des dĂ©cennies accepte bien volontiers la considĂ©ration de discrĂ©dits des leaders politiques, d’une certaine dĂ©fiance envers les reprĂ©sentants, d’une difficile transcription du social en politique ou encore le sentiment d’une dĂ©possession dĂ©mocratique. Il apparaĂźt ici que la dĂ©mocratie reprĂ©sentative admet des troubles dans son mĂ©canisme. Mais qu’en est-il rĂ©ellement de la crise de la reprĂ©sentation en elle-mĂȘme ? En suivant une rĂ©flexion moderne de la crise il serait nĂ©cessaire de chercher un Ă©vĂ©nement, un point de rupture du lien entre expĂ©rience et attente ou encore une dĂ©cision qui vaudrait comme jugement sĂ©parant un avant et un aprĂšs. Il faudrait par la suite statuer d’un Ă©tat de transition qui induirait le changement, la rĂ©volution au sens de Rousseau et qui enfin, rendrait compte d’un Ă©tat de crise au sens des modernes.

Une question de temporalité ?

Un pĂ©riple peut ĂȘtre engagĂ© vers la recherche de donnĂ©es rĂ©vĂ©latrices d’une certaine rupture justificatrice de la dite crise de la reprĂ©sentation ce qui pose alors l’interrogation de l’ampleur de l’évĂ©nement conducteur de rupture. Est-ce possible qu’il en existe de petits tels que l’abstention de vote qui pourrait ĂȘtre un des symptĂŽmes de la crise de la reprĂ©sentation ? Mais oĂč se trouve alors la rupture significative d’occurrence de crise ? Est-ce supposĂ© ĂȘtre un Ă©lĂ©ment que l’on cherche et non pas une Ă©vidence historique telle que la RĂ©volution française ou bien la chute du mur de Berlin ? S’il n’est possible de dĂ©terminer un point de rupture rĂ©vĂ©lateur de crise de la reprĂ©sentation, peut-on alors parler de crise en son sens moderne ? Son caractĂšre durable – depuis combien de temps parlons-nous de crise de la reprĂ©sentativitĂ© – ne serait–il pas antinomique avec la notion de crise ? Face Ă  ces interrogations s’offrent comme bien souvent de multiples hypothĂšses de rĂ©ponses possibles. Il en sera ici question de deux.

La crise, symptĂŽme ou diagnostic ?

La premiĂšre propose le fait que la crise de la reprĂ©sentativitĂ© entend communĂ©ment l’appellation de crise quand il s’agit peut-ĂȘtre de dĂ©rives ou de dysfonctionnements d’un rĂ©gime politique. Comme Rousseau l’exprimait dans Du Contrat Social7, la dĂ©mocratie reprĂ©sentative peut ĂȘtre vectrice d’une perte de la souverainetĂ© du peuple ainsi que de sa volontĂ© gĂ©nĂ©rale, d’un dĂ©sintĂ©rĂȘt des affaires publiques au profit des affaires privĂ©es, de corruption ou encore de despotisme et qui, in fine conduirait Ă  la ruine de l’État. Au sens des modernes, sans rupture flagrante, les Ă©lĂ©ments composants la dite crise de la reprĂ©sentation peuvent alors constituer des symptĂŽmes de dysfonctionnements d’un rĂ©gime qui par la suite seront susceptibles d’offrir un Ă©tat de crise mais ne semble pas ĂȘtre une crise en elle-mĂȘme. 

Un autre rapport au temps

La seconde hypothĂšse rĂ©flĂ©chit quant Ă  elle Ă  la notion contemporaine de crise. Une crise doit-elle correspondre aux critĂšres de crise au sens des modernes pour ĂȘtre qualifiĂ©e en tant que telle ? La crise de la reprĂ©sentativitĂ© dĂ©mocratique qui prend place depuis plusieurs dĂ©cennies sans rupture rĂ©elle constatĂ©e ne pose-t-elle pas un nouveau rapport de temporalitĂ© vis-Ă -vis de la notion de crise. En dĂ©passant une certaine expĂ©rience au temps de la crise qui Ă©tait celle des Grecs puis des modernes, il serait possible de considĂ©rer le fait que les contemporains en offrent une nouvelle.

Cette seconde hypothĂšse pose tout de mĂȘme une interrogation sur la distinction pouvant exister entre la crise sanitaire – par exemple – et la crise de la reprĂ©sentativitĂ© ici exprimĂ©e. Au regard de la notion moderne de la crise, la crise sanitaire offre un Ă©vĂ©nement, une nouveautĂ© et une certaine rupture, qui la rend propre Ă  la modernitĂ©. Ce qui n’est pas le cas de la crise de la reprĂ©sentativitĂ©. Quand peut-on alors parler de crise et quelle signification lui attacher selon si on se place d’un point de vue moderniste ou contemporain ? La polysĂ©mie de la notion de crise reste entiĂšre mais ne constitue pas ici le cƓur du propos. 

Le problÚme de la représentation citoyenne

Ainsi, cette rĂ©flexion suit la premiĂšre hypothĂšse et poursuit son cheminement en proposant en filigrane de considĂ©rer que la dĂ©mocratie reprĂ©sentative ne souffre pas d’une crise au sens des modernes. Les problĂšmes rĂ©sultant de la reprĂ©sentation Ă©manent donc du modĂšle dĂ©mocratique en lui-mĂȘme. Il apparaĂźt alors d’analyser ce modĂšle au prisme de Rousseau. En effet, si celui-ci a contribuĂ© Ă  thĂ©oriser la dĂ©mocratie participative qui se veut complĂ©mentaire ou alternative Ă  la reprĂ©sentation, il semble nĂ©cessaire de rendre compte de ses considĂ©rations sur le sujet. À suivre dans « La participation au prisme de Rousseau – la reprĂ©sentation citoyenne »


  1.  Revaul Myriam, La crise sans fin. Essai sur l’expĂ©rience moderne du temps, Seuil, 2012.
  2.  Reinhart Koselleck et Michaela Richter, Crisis, Journal of the History of Ideas ,Vol. 67, No. 2 2006, pp. 357- 400
  3.   Longhi Vivien, Les notions modernes et actuelles de “crise” et la ÎșρσÎčς mĂ©dicale des Grecs: remarques sur un Ă©cart. SĂ©minaire L’AntiquitĂ© territoire des â€œĂ©carts”, Paris, France, 2013.
  4.  Koselleck Reinhart, Richter Michaela , Crisis, Journal of the History of Ideas , Apr., 2006, Vol. 67, No. 2 (Apr.,2006), p. 373
  5. Ibid p.373
  6. Ibid p.373
  7.  Jean-Jacques Rousseau (1755), « Du contrat social », Paris, Le livre de poche, 2011
La participation citoyenne au prisme de Jean-Jacques Rousseau – Ă©pisode 1

La participation citoyenne au prisme de Jean-Jacques Rousseau – Ă©pisode 1

Introduction Ă  notre sĂ©rie de l’automne

La dĂ©mocratie participative est une notion empruntĂ©e par beaucoup, que ce soit en thĂ©orie ou en pratique. Chez les Ă©lu·es, journalistes, chercheur·euses, citoyen·nes, entreprises, associations etc, la dĂ©mocratie participative semble s’infiltrer et se rĂ©pandre dans toutes les sphĂšres de la sociĂ©tĂ©. Son champ et ses formes d’applications et thĂ©orisations sont vastes, en donner une dĂ©finition claire et prĂ©cise ne rendrait pas honneur Ă  son Ă©tendue. 

Il est toutefois envisageable d’essayer d’en dessiner les pourtours en se plongeant dans sa genĂšse thĂ©orique et sa mise en pratique actuelle. Ainsi, nous vous proposons cet automne une sĂ©rie d’articles qui se propose d’ĂȘtre conduite dans une double perspective philosophique et sociologique en s’efforçant d’analyser les diffĂ©rentes thĂšses façonnant la dĂ©mocratie participative et d’offrir une perspective critique de sa mise en Ɠuvre actuelle.

Participation citoyenne : genĂšse et pratique actuelle

Cette rĂ©flexion s’inscrit dans un contexte de prolifĂ©ration d’initiatives et de pratiques participatives et dĂ©libĂ©ratives citoyennes qui se prĂ©sentent comme des solutions complĂ©mentaires ou alternatives aux processus Ă©tablis au sein de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative contemporaine1. Les annĂ©es 1980 tĂ©moignent d’une rĂ©elle Ă©mergence de la dĂ©mocratie participative en France. Celle-ci englobe diffĂ©rents dispositifs participatifs ayant pour objectif gĂ©nĂ©ral l’implication des citoyens ordinaires dans la discussion des enjeux collectifs et dans le processus dĂ©cisionnel de choix publics. La pluralitĂ© des pratiques et des mises en Ɠuvres institutionnelles ou citoyennes dans une diversitĂ© de champs peut rendre compte des aspects paradoxaux et ambivalents que la dĂ©mocratie participative peut revĂȘtir, rendant complexe la dĂ©limitation d’une dĂ©finition d’un champ idĂ©ologique ou pratique de la participation.

Parmi la diversitĂ© d’auteurs ayant thĂ©orisĂ© la dĂ©mocratie sous de multiples acceptions, la dĂ©mocratie participative invoquĂ©e comme objet d’étude pousse Ă  rĂ©duire une Ă©tude des concepts dĂ©mocratiques Ă  deux auteurs principaux, Rousseau et Habermas. 

La pensée républicaine de Rousseau

En effet, selon LoĂŻc Blondiaux la dĂ©mocratie participative Ă  Ă©tĂ© thĂ©orisĂ©e suivant deux filiations distinctes en philosophie politique. Le premier courant thĂ©orique se manifeste dans les annĂ©es 1970 en s’inspirant de la pensĂ©e rĂ©publicaine de Rousseau. Celle-ci dĂ©fend le fait que « […] la dĂ©marche participative est justifiĂ©e par le souci de rapprocher le fonctionnement des dĂ©mocraties contemporaines d’un idĂ©al dĂ©mocratique qui a pu ĂȘtre expĂ©rimentĂ© Ă  AthĂšnes par exemple, dans lequel la participation Ă  la formation de la loi est une condition de la libertĂ© et de l’Ă©panouissement des citoyens»2. DĂšs lors, cette perspective de la dĂ©mocratie rejoint ainsi, la thĂšse dĂ©veloppĂ©e par Rousseau dans Le contrat social qui Ă©nonce les conditions thĂ©oriques de la dĂ©mocratie comme vecteur de volontĂ© gĂ©nĂ©rale par la souverainetĂ© du peuple. Il Ă©tablit que le pouvoir du peuple soit exercĂ© par le peuple. 

Théorie de la démocratie délibérative

Le second courant de pensĂ©e apparaĂźt dans les annĂ©es 1980, il se rĂ©fĂšre Ă  l’appellation de thĂ©orie de la dĂ©mocratie dĂ©libĂ©rative. En s’appuyant sur les travaux de JĂŒrgen Habermas, il est considĂ©rĂ© que la lĂ©gitimitĂ© d’une dĂ©cision dĂ©mocratique se fonde en amont sur la participation de tous les citoyens concernĂ©s Ă  un dĂ©bat. Ceux-ci doivent pouvoir ĂȘtre interchangeables pour que la dĂ©cision ne soit pas le rĂ©sultat d’une valeur Ă©conomique ou d’une position sociale. De plus, leur argumentaire doit faire foi de sincĂ©ritĂ© de volontĂ© gĂ©nĂ©rale et ne doit ĂȘtre sous l’influence de la contrainte. Selon la doctrine habermassienne, la conversation citoyenne est susceptible de faire Ă©merger un consensus gĂ©nĂ©ral. Les modĂšles d’intervention de la participation citoyenne sont donc diffĂ©rents dans chacun de ces courants thĂ©oriques. Ainsi, la conjonction de ces deux courants est ce qui semble fonder la mise en Ɠuvre de cet idĂ©al participatif. 

C’est en partant des considĂ©rations de LoĂŻc Blondiaux relatives aux fondements thĂ©oriques de la participation que cette rĂ©flexion ambitionne notamment de questionner le caractĂšre rousseauiste de la dĂ©mocratie participative. La dĂ©mocratie participative connaĂźt une relation particuliĂšre Ă  la thĂ©orie et la pratique tant sa pratique Ă  Ă©tĂ© sujette Ă  une thĂ©orisation et objectification rousseauiste, non l’inverse, et que sa pratique actuelle semble ĂȘtre affiliĂ©e Ă  la pensĂ©e rousseauiste. C’est alors Ă  partir des fondements thĂ©oriques Ă©manant eux-mĂȘmes d’une mise en pratique que l’interrogation se porte. Dans quelle mesure est-ce que la thĂ©orie de la dĂ©mocratie participative s’inspire de la pensĂ©e rousseauiste ? Est-ce que la pratique de la dĂ©mocratie participative peut rĂ©ellement ĂȘtre associĂ©e Ă  Rousseau ? Qu’en est-il de sa compatibilitĂ© philosophique dans sa mise en pratique au sein des initiatives, dĂ©marches ou dispositifs participatifs ?

L’existence d’un certain dĂ©calage entre la thĂ©orie rousseauiste de la participation du citoyen et sa pratique sous l’égide de la dĂ©mocratie participative constitue l’hypothĂšse principale qu’il s’agit ici de questionner. 

La démocratie participative relevant de la conjonction de la théorie et de la pratique.

Cette dimension offre la possibilitĂ© d’un questionnement rĂ©flexif faisant un aller-retour entre thĂ©orie philosophique et pratique empirique. Pour se faire, la rĂ©flexion thĂ©orique tend Ă  comprendre et questionner la place de Rousseau parmi les diffĂ©rents chercheurs de la participation. La dimension empirique se propose d’observer le milieu des civic-techs par leur mise en place de dĂ©marches participatives, notamment les budgets participatifs dans des villes françaises. 

Le prochain article de cette sĂ©rie dĂ©diĂ©e Ă  Rousseau et la participation citoyenne se centralisera sur la notion de crise de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative en essayant de comprendre si nous expĂ©rimentons une rĂ©elle crise de la reprĂ©sentation ou si c’est ce modĂšle dĂ©mocratique en lui-mĂȘme qui est susceptible de conduire aux problĂ©matiques que nous rencontrons. À suivre dans « La participation au prisme de Rousseau : peut-on parler d’une crise de la reprĂ©sentation ? »


1 Blondiaux, LoĂŻc; Sintomer, Yves, L’impĂ©ratif dĂ©libĂ©ratif. In: Politix, vol. 15, n°57, Premier trimestre 2002. DĂ©mocratie et dĂ©libĂ©ration, sous la direction de LoĂŻc Blondiaux et Yves Sintomer. p. 17-35. 

2 Blondiaux, Loïc, Le débat public : une expérience française de démocratie participative, La Découverte, 2007

Une assemblée citoyenne nancéienne

Une assemblée citoyenne nancéienne

DĂ©but 2023, la ville de Nancy organisait la seconde Ă©dition de son assemblĂ©e citoyenne. Cette annĂ©e la thĂ©matique principale Ă©tait l’espace public. Pendant 4 mois, des rĂ©unions, ateliers et formations ont rythmĂ© la vie citoyenne des participant·es qui ont finalement dĂ©livrĂ© un rapport au conseil municipal et amendĂ© la constitution municipale sur la participation. Retour sur cette dĂ©marche ambitieuse et prometteuse. 

Une assemblĂ©e citoyenne, qu’est-ce que c’est ?

Avant de se plonger dans le cas d’étude de la ville de Nancy, voici une prĂ©sentation succincte de ce qu’est une assemblĂ©e citoyenne.

Une assemblĂ©e citoyenne est un dispositif participatif rĂ©unissant un panel reprĂ©sentatif d’un groupe donnĂ© et qui conduit Ă  une dĂ©libĂ©ration. C’est en alternant des phases de formation Ă  des sujets prĂ©cis et des phases de dĂ©libĂ©ration en groupes que les citoyen·nes restituent collectivement des recommandations aux organismes de gestion en place. Les citoyen·nes sont, de fait, considĂ©ré·es comme lĂ©gitimes Ă  la rĂ©alisation Ă  la fois d’un diagnostic mais aussi de recommandations tant ces personnes sont directement impactĂ©es par l’issue des dĂ©cisions.

L’assemblĂ©e citoyenne de Nancy

La ville de Nancy a organisĂ© en 2020, dĂ©jĂ  avec la contribution d’Open Source Politics, sa premiĂšre assemblĂ©e citoyenne. Elle avait pour mission de : 

  • DĂ©finir les nouveaux conseils de quartier.
  • Concevoir le fonctionnement du budget participatif (BP).
  • RĂ©flĂ©chir Ă  de nouvelles mĂ©thodes et de nouveaux outils de participation citoyenne.

À l’issue de ces diffĂ©rents travaux de rĂ©flexion, l’assemblĂ©e a rĂ©digĂ© la constitution municipale qui offre une orientation sur la rĂ©glementation de la dĂ©mocratie participative Ă  Nancy. Suite Ă  cette premiĂšre Ă©dition, le 19 avril 2021, un conseil municipal extraordinaire a adoptĂ© cette constitution et votĂ© en faveur de la pĂ©rennisation et du renouvellement de l’assemblĂ©e citoyenne.

Retour sur cette deuxiÚme édition

C’est dans la continuitĂ© de la dĂ©cision du conseil municipal que s’est tenue la seconde Ă©dition de l’assemblĂ©e citoyenne de Nancy (ACN), portant cette fois sur l’espace public de la ville. L’assemblĂ©e avait pour objectif de dĂ©livrer un rapport au conseil municipal. Une thĂ©matique secondaire proposait aussi une rĂ©flexion sur les instances de participation nancĂ©iennes – ACN, Ateliers de Vie de Quartier (AVQ) et BP – afin d’aboutir Ă  un amendement de la constitution municipale sur les instances dĂ©mocratiques. 

Cette assemblée était composée de trois collÚges différents de participant·es :

  • un premier collĂšge composĂ© de volontaires ayant rĂ©pondu Ă  l’appel Ă  participation ;
  • un second constituĂ© de personnes tirĂ©es au sort sur les listes Ă©lectorales ;
  • et un troisiĂšme regroupant les reprĂ©sentant·es des AVQ. 

Soit pour ces trois collĂšges un total de 130 personnes. 

À ce stade, il est important de souligner que dans le cadre de ce type de dĂ©marche participative, l’engagement des personnes participantes est difficile Ă  solliciter et maintenir sur la durĂ©e. Cela, pour diffĂ©rentes raisons dont la disponibilitĂ©, la lĂ©gitimitĂ©, le coĂ»t d’opportunitĂ© sont les facteurs principaux. Pour aller plus loin sur cette thĂ©matique, la premiĂšre Ă©dition de la revue OSP Explore rend compte de ces diffĂ©rents dĂ©fis.

À la lumiĂšre de ces risques de faible mobilisation et rĂ©pondant Ă  un besoin alors largement discutĂ© dans les sphĂšres acadĂ©mique et pratique de la participation citoyenne, la municipalitĂ© de Nancy avait mis en place une indemnisation de dĂ©placement pour les participant·es. AprĂšs attestation d’émargement, les participant·es recevaient une indemnisation, Ă  hauteur de 20€, pour chacune des rĂ©unions auxquelles ces personnes avaient assistĂ©. Bien que cette indemnisation ait Ă©tĂ© mise en place, il a Ă©tĂ© constatĂ© Ă  l’issue de cette deuxiĂšme Ă©dition que le nombre de participant·es avait diminuĂ© au fil des sessions. En effet, lors de la derniĂšre sĂ©ance, seule une cinquantaine de personnes Ă©taient prĂ©sentes. Il semble alors que l’indemnisation financiĂšre n’a pas Ă©tĂ© un facteur unique et dĂ©cisif pour garantir une mobilisation sur la durĂ©e. Il est Ă  noter que parmi les personnes les plus rĂ©guliĂšrement prĂ©sentes, il y ait eu une certaine supĂ©rioritĂ© des personnes issues des collĂšges de volontaires et des reprĂ©sentant·es des AVQ. Ce qui a favorisĂ© des discussions autour de sujets trĂšs spĂ©cifiques relatifs aux AVQ. Cela pose donc la question du format d’une assemblĂ©e citoyenne et de la maniĂšre dont il est possible d’articuler la prĂ©sence de diffĂ©rentes entitĂ©s pour favoriser une paritĂ© dans les Ă©changes et la mobilisation.

Le rîle d’Open Source Politics

L’ACN s’est dĂ©roulĂ©e entre mars et juin 2023. Toutefois, un travail prĂ©paratoire en amont a Ă©tĂ© nĂ©cessaire pour dĂ©finir et mettre en place le dispositif. Pour cela notre Ă©quipe a mobilisĂ© trois consultant·es : Adrien Rogissart, Bertille Mazari et Giulia Cibrario pour la conduite, la gestion et l’animation de ce projet. DĂšs le mois de janvier, notre Ă©quipe en collaboration avec le comitĂ© de pilotage de la ville de Nancy a travaillĂ© sur l’élaboration de l’ACN, en affinant les diffĂ©rents objectifs globaux respectifs aux deux thĂ©matiques, en dĂ©finissant le calendrier des rĂ©unions et en amorçant le travail d’idĂ©ation des rĂ©unions et ateliers. 

C’est alors en s’adaptant au cahier des charges formalisĂ© par la ville de Nancy qu’Open Source Politics a construit cette dĂ©marche participative en prenant en compte les caractĂ©ristiques thĂ©oriques et matĂ©rielles propres Ă  cette assemblĂ©e citoyenne. AprĂšs avoir dĂ©fini le dĂ©roulĂ© des rĂ©unions avec la municipalitĂ©, cette derniĂšre nous a indiquĂ© les diffĂ©rents lieux au sein desquels se tiendraient les diffĂ©rentes rĂ©unions en prĂ©sentiel. Il s’agissait alors pour notre Ă©quipe de composer et d’adapter au mieux les diffĂ©rents rythmes et formes de travail aux configurations des salles par exemple. En effet, la maniĂšre dont nous envisageons la tenue d’une ACN est un processus qui se dĂ©compose en plusieurs Ă©tapes clĂ©s. Les diffĂ©rentes configurations des lieux de rĂ©union favorisent diffĂ©rents formats d’ateliers, d’échanges, ou de plĂ©niĂšres. Il s’agit donc de trouver un juste Ă©quilibre entre les conditions matĂ©rielles et les ressources humaines mises Ă  disposition et un processus Ă©tabli.

Le dĂ©roulĂ© de l’assemblĂ©e citoyenne de Nancy

Le 4 mars 2023, la premiĂšre rĂ©union a rĂ©uni l’ensemble des participant·es en visioconfĂ©rence. Ce choix a Ă©tĂ© motivĂ© par la volontĂ© de ne pas solliciter une prĂ©sence physique alors qu’il s’agissait tout d’abord d’une prĂ©sentation des diffĂ©rentes temporalitĂ©s, acteurs et objectifs de l’ACN. Toutefois, cela est restĂ© exceptionnel puisque l’ensemble des 7 autres rĂ©unions se sont tenues en prĂ©sentiel dont une en hybride. 

Le 18 mars 2023 a marquĂ© le dĂ©but des Ă©changes et une phase d’acculturation aux modĂšles de discussion et d’interaction qui allaient rythmer la dĂ©marche. AprĂšs une courte synthĂšse des rĂ©sultats liĂ©s au questionnaire sur les instances de participation de Nancy diffusĂ©e aux membres de l’assemblĂ©e, le travail a pu commencer. Pendant trois heures, l’assemblĂ©e Ă©tait rĂ©partie alĂ©atoirement en plusieurs groupes de travail qui ont partagĂ©, discutĂ©, dĂ©libĂ©rĂ© et rapportĂ© leurs diffĂ©rentes propositions au reste de l’assemblĂ©e. Un vote de confiance a alors Ă©tĂ© effectuĂ© pour chacune des propositions qui seront Ă©tudiĂ©es ultĂ©rieurement pour un amendement de la constitution municipale.  

Les sessions du 1er et 15 avril ont amorcĂ© la rĂ©flexion autour de la thĂ©matique de l’espace public. Les objectifs de ces deux sessions Ă©taient de donner les moyens Ă  l’assemblĂ©e de se saisir de la notion d’­« espace public Â».

La complexitĂ© et les dimensions multiples que recouvre cette notion induisait une sĂ©quence d’acculturation. Il s’agissait donc de structurer un parcours de formation et de rĂ©aliser un travail de dĂ©finition des enjeux associĂ©s Ă  Nancy. Un partage d’expĂ©rience entre personnes expertes, praticiennes, Ă©lues et agentes de la municipalitĂ© et de la mĂ©tropole a alors permis Ă  l’assemblĂ©e de formuler des propositions sur les enjeux liĂ©s Ă  l’espace public nancĂ©ien. Au terme de ces formations, Ă©changes et travaux, les diffĂ©rents groupes de l’ACN ont proposĂ© diffĂ©rentes rĂ©solutions et zones affĂ©rentes qui ont ensuite Ă©tĂ© votĂ©es en plĂ©niĂšre. 

Le 13 mai Ă©tait dĂ©diĂ© Ă  un travail d’approfondissement et de prĂ©cision des trois rĂ©solutions et cinq zones votĂ©es lors de la sĂ©ance prĂ©cĂ©dente. Aussi, aprĂšs une courte phase de formation aux outils de la dĂ©mocratie participative, les diffĂ©rents groupes de travail ont Ă©galement Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  apposer Ă  leur rĂ©solution un outil de concertation Ă  mettre en place auprĂšs de la population de Nancy.

Les 2, 3 et 15 juin ont ensuite permis de clĂŽturer les travaux de l’assemblĂ©e citoyenne de Nancy, notamment en constituant et en votant le rapport sur l’espace public qui sera prĂ©sentĂ© Ă  l’automne 2023 au conseil municipal, puis en amendant la constitution municipale sur la participation citoyenne. 

Et aprĂšs ?

Cette deuxiĂšme Ă©dition de l’ACN a confirmĂ© la complexitĂ© de mener deux thĂ©matiques de travail de front. NĂ©anmoins, la participation est restĂ©e constante avec en moyenne 70 personnes prĂ©sentes Ă  chacune des rĂ©unions. Ce qui montre un certain engagement sur la durĂ©e de la part des participant·es volontaires tout en soulignant l’enjeu d’une mobilisation plus assidue d’un public plus large. De plus, lors de la derniĂšre session, un comitĂ© de suivi s’est constituĂ© et prĂ©sentera un rapport au conseil municipal plus tard dans l’annĂ©e. Dans la continuitĂ© de la constitution municipale, le comitĂ© de suivi s’assurera de la pĂ©rennisation de cette instance de participation. 

Pour ne pas rater la suite de la vie participative de Nancy, c’est le moment de vous abonner Ă  notre newsletter pour recevoir chaque mois un rĂ©capitulatif de nos derniers articles de blog mais aussi assurer votre veille et ne rien rater des derniĂšres actualitĂ©s de la civic tech open source !

Un commun numérique pour un commun naturel 

Un commun numérique pour un commun naturel 

En janvier 2023 Eau de Paris lance avec l’aide des Ă©quipes d’Open Source Politics son premier budget participatif sur la plateforme de participation open source Decidim ! Une dĂ©monstration de la maniĂšre dont la gestion d’un commun naturel peut s’appuyer sur un commun numĂ©rique. Cette ouverture Ă  la contribution des citoyens peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un premier pas vers une gouvernance collective d’un commun tout en posant la question de la valeur Ă©mancipatrice vis-Ă -vis des libertĂ©s civiques, politiques et collectives qu’une telle dĂ©marche est susceptible de porter. 

De la gouvernance d’un commun numĂ©rique…

Les communs, tant dans leur dimensions thĂ©orique que pratique, sont aujourd’hui devenus une notion investie de maniĂšre plurielle qui envisage des formes d’organisation offrant un cadre de pensĂ©e et d’application alternatif Ă  la notion de propriĂ©tĂ© privĂ©e ou Ă©tatique. Dans la prĂ©face de “PropriĂ©tĂ© et communs. IdĂ©es reçues et propositions”, Benjamin Coriat dĂ©peint les communs comme Ă©tant un moyen de sortir du monopole dualiste du marchĂ© ou de l’État. Par consĂ©quent, on passe d’une notion de propriĂ©tĂ© exclusive Ă  celle de la propriĂ©tĂ© inclusive. Cela, par une gouvernance du commun qui implique de la dĂ©libĂ©ration de la communautĂ© de citoyens qui la compose. “En introduisant de la dĂ©libĂ©ration dans la gestion des ressources partagĂ©es, le commun garantit Ă  la fois un progrĂšs de la dĂ©mocratie et les conditions de prĂ©servation de la ressource contre son Ă©puisement prĂ©coce. DĂ©mocratie et Écologie: le commun est au centre des deux grands dĂ©fis majeurs de ce siĂšcle” . 

Ainsi, en sollicitant la pensĂ©e de B. Coriat, il est ici posĂ© en tant qu’acception gĂ©nĂ©rale que les diffĂ©rentes rĂ©flexions sur les communs proposent de nouvelles approches pour les relations aux biens, Ă  la dĂ©mocratie ou encore Ă  l’environnement. C’est en prenant en compte l’ampleur que comprennent ces trois diffĂ©rents champs d’étude qu’il s’agit ici d’interroger ces rapports aux biens, Ă  la dĂ©mocratie et Ă  l’environnement dans le cas de la mise en place d’un budget participatif par Eau de Paris sur un bien commun numĂ©rique Decidim. 

Ce cas d’usage relĂšve d’un intĂ©rĂȘt particulier tant il associe deux acteurs entretenant une relation Ă©troite Ă  un commun, Eau de Paris Ă©tant gestionnaire de l’eau parisienne et Decidim Ă©tant lui-mĂȘme un commun numĂ©rique favorisant une participation citoyenne dĂ©mocratique. Dans leur histoire et leur mode de fonctionnement, ces deux entitĂ©s sont liĂ©es Ă  des structures municipales. Ce rapport Ă  une instance publique pose alors la question de la possibilitĂ© d’existence de rĂ©alisation d’un commun qui selon l’acception de B. Coriat est en fait une alternative au marchĂ© et Ă  l’État. De par la maniĂšre dont elles entrent en rĂ©sonance sur certains points, et le projet du budget participatif auquel elles sont associĂ©es, Eau de Paris et Decidim permettent alors une rĂ©flexion sur la maniĂšre dont un commun naturel peut-ĂȘtre gĂ©rĂ© par un commun numĂ©rique avec un focus sur l’essence d’un commun au sein duquel il existe des implications d’instances publiques.

Ă  la gestion collective d’un bien commun naturel

Avant de se plonger dans le cas du budget participatif d’Eau de Paris, il semble nĂ©cessaire de briĂšvement dĂ©finir ce qu’est un bien commun et ce pourquoi il est gĂ©nĂ©ralement acceptĂ© qu’il doit ĂȘtre gĂ©rĂ© et maintenu de maniĂšre collective.
Un commun, ou “bien commun”, dĂ©signe une ressource ou un ensemble de ressources partagĂ©es collectivement par une communautĂ© ou une sociĂ©tĂ©. Cette notion rĂ©pond donc Ă  trois prĂ©rogative indissociables qui sont : 

  • Une ressource collective dĂ©finie
  • Une collectivitĂ© dĂ©terminĂ©e
  • Un mode de gouvernance collectif 

C’est donc son usage et sa structure de rĂ©fĂ©rence qui qualifie un bien ou un service comme commun et non pas sa nature. Au sein des communs rĂ©side toutefois une distinction exposĂ©e par Elinor Ostrom. Elle dissocie les biens communs non-exclusifs et rivaux et les biens communs non-exclusifs et non-rivaux. La diffĂ©rence rĂ©side dans le fait que des biens communs non-exclusifs et non-rivaux n’empĂȘchent pas leur consommation par une autre personne. Tel est le cas pour le bien commun numĂ©rique de participation Decidim, son utilisation par une entitĂ© ne prive pas une seconde ou x autres entitĂ© de l’utiliser. En revanche, dans le cas des bien communs non exclusifs rivaux, sa consommation d’une unitĂ© par une entitĂ© empĂȘchera une autre de l’utiliser parce que celle-ci ne sera pas plus disponible. Par exemple, le bien commun qu’est l’eau est une ressource finie et est donc considĂ©rĂ©e comme tel. 

Le cas d’usage d’Eau de Paris et Decidim

Qui est Decidim ?

Decidim (qui signifie « nous dĂ©cidons » en catalan) est une plateforme numĂ©rique pour une dĂ©mocratie continue et participative. Decidim est nĂ© en 2016 sous l’impulsion de la Mairie de Barcelone qui souhaite dĂ©velopper une infrastructure numĂ©rique lui permettant de co-construire son plan d’action municipal. La communautĂ© Decidim est maintenant une association qui Ă  pour objectif d’ĂȘtre indĂ©pendante et de s’auto-gouverner. En effet, une grande majoritĂ© des financements de Decidim sont d’ordre public, comment rester indĂ©pendant lorsque des implications si fortes sont prĂ©sentes ? SĂ©bastien Schulz, dans sa thĂšse Transformer l’État par les communs numĂ©riques : sociologie d’un mouvement rĂ©formateur entre droit, technologie et politique, montre que les membres de la communautĂ© Decidim essayent “d’instituer l’autonomie d’une communautĂ© thĂ©orique par le droit (A), qu’ils cherchent ensuite Ă  structurer une communautĂ© rĂ©elle Ă  l’extĂ©rieur de l’administration (B) et enfin de stabiliser cette derniĂšre et la relation qu’elle entretient avec le “secteur public” dans le temps (C) ». Ainsi, dans les statuts de l’association, il est indiquĂ© qu’aucune instance publique ne peut devenir membre afin de prĂ©server toute indĂ©pendance. De plus, par un contrat entre Barcelone et l’association Decidim, il va s’opĂ©rer un transfert de la propriĂ©tĂ© publique Barcelonaise Ă  la propriĂ©tĂ© commune Decidim. Sebastian Schulz conclut la discussion sur l’indĂ©pendance de Decidim vis-Ă -vis de la municipalitĂ© en exprimant le fait que bien que des initiatives aient Ă©tĂ© prises pour se prĂ©server de toute relation de dĂ©pendance, le lien entre Barcelone et Decidim reste trĂšs fort.

Le cas de Decidim montre de maniĂšre parlante la maniĂšre dont il est complexe de mettre en Ɠuvre un commun excluant tout lien avec une instance publique dans ce cas prĂ©cis. Le commun au sens de B. Coriat, vu ci-avant, n’est alors pas tout Ă  fait reprĂ©sentĂ© par Decidim. Mais au-delĂ  de savoir si cela remet en cause l’existence de Decidim en tant que commun, il est possible d’interroger la possibilitĂ© d’un commun qui soit tout Ă  fait indĂ©pendant du marchĂ© ou d’une instance publique en Ă©tant tout de mĂȘme une alternative rĂ©elle Ă  ce monopole dualiste. 

Qui est Eau de Paris ? 

Parce que cela ne coule pas de source 😉, il semble ici pertinent de contextualiser la genĂšse de l’entreprise publique Eau de Paris. En effet, son histoire permet de comprendre et saisir les enjeux qu’elle dĂ©fend et les engagements dans lesquels elle s’inscrit. 

Eau de Paris est une rĂ©gie municipale qui est responsable de la gestion et de la distribution de l’eau potable dans la ville de Paris. Cette entitĂ© est chargĂ©e d’assurer l’approvisionnement en eau de qualitĂ© pour les habitants, les entreprises et les institutions de la capitale. La crĂ©ation d’Eau de Paris en 2008 acte la remunicipalisation de la gestion de l’eau parisienne qui avait alors Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  deux entreprises privĂ©es. 

Bien que la remunicipalisation ait reprĂ©sentĂ© un coĂ»t consĂ©quent de 30 millions d’euros s’est avĂ©rĂ©e ĂȘtre profitable sur le long terme puisqu’en 2016, elle a conduit Ă  un bĂ©nĂ©fice de 44 millions d’euros. Cela en maintenant une baisse des prix pour les usagers par rapport Ă  ceux appliquĂ©s par le prĂ©cĂ©dent mode de gestion. Cette remunicipalisation est notamment portĂ©e par une volontĂ© d’une exigence dĂ©mocratique et de transparence dans la gestion de la ressource. 

Le budget participatif d’Eau de Paris

Rappel : un budget participatif, qu’est-ce que c’est ? 

De l’ancien français « bougette » qui signifie un « sac servant de bourse ». Il s’agit d’un processus de conception et d’affectation des finances publiques sur un territoire donnĂ©. NĂ© en 1989 Ă  Porto AllĂšgre au BrĂ©sil ce dispositif allie la participation et la dĂ©libĂ©ration par le dĂ©pĂŽt d’idĂ©es et le vote. Le budget participatif permet au citoyen de prendre part de maniĂšre active Ă  la vie de la citĂ© en contribuant Ă  une partie de l’allocation budgĂ©taire. Une telle dĂ©marche permet de restaurer un lien de confiance entre Ă©lus et citoyens en mettant en place un dispositif de participation qui garantit le respect des engagements pris par toutes et tous. Depuis une dizaine d’annĂ©es, les budgets participatifs se dĂ©veloppent Ă  travers le monde, en 2020, 170 budgets participatifs se sont tenus Ă  travers la France. L’essor de ce dispositif s’explique notamment par le dĂ©veloppement de logiciels de participation numĂ©rique libre ou privĂ©s. En effet, 70% de la participation au budget participatif se fait numĂ©riquement. L’enjeu numĂ©rique est donc particuliĂšrement prĂ©sent pour les entitĂ©s souhaitant mettre en place ce dispositif. 

Le choix d’une gouvernance ouverte

Eau de Paris Ă  fait le choix de s’engager dans une gouvernance ouverte sur la sociĂ©tĂ© civile avec un modĂšle de gestion transparent. Aussi, dans la continuitĂ© de cette orientation, elle souhaite davantage renforcer le lien avec les usagers d’Eau de Paris en les invitant notamment Ă  participer Ă  l’allocation d’une enveloppe budgĂ©taire. C’est dans cette perspective qu’Eau de Paris Ă  fait appel Ă  Open Source Politics pour dĂ©ployer leur plateforme de participation Decidim. Le choix de Decidim s’explique par le caractĂšre libre et open source du logiciel, la communautĂ© qui la compose et la transparence dĂ©mocratique qu’il propose. La participation et la contribution Ă  un bien commun ont Ă©tĂ© dĂ©terminantes dans cette dĂ©cision. Ainsi, c’est une premiĂšre en France qu’un bien commun naturel, l’eau soit, sur un champ trĂšs prĂ©cis dĂ©limitĂ© en amont, gĂ©rĂ© sur un bien commun numĂ©rique, Decidim. 

Le budget participatif d’Eau de Paris est d’une enveloppe de 250 000€ qui s’adresse Ă  l’ensemble des personnes vivant ou travaillant Ă  Paris. Elles sont alors invitĂ©es Ă  dĂ©poser des idĂ©es selon diffĂ©rentes thĂ©matiques : 

  • AccĂšs Ă  l’eau potable dans la ville et rafraĂźchissement
  • Eau potable et sport/loisirs
  • Eau potable et solidaritĂ© (accĂšs Ă  l’eau potable pour les plus prĂ©caires, canicule)
  • Eau potable et alimentation durable
  • Economie d’eau potable
  • Education Ă  l’eau et Ă  l’environnement

Un exemple pionnier

La phase de dĂ©pĂŽt d’idĂ©es est un succĂšs avec 53 propositions dĂ©posĂ©es sur la plateforme Decidim. AprĂšs que les services d’Eau de Paris aient Ă©tudiĂ© la faisabilitĂ© des diffĂ©rents projets, les habitants et travailleurs de Paris ont la possibilitĂ© de voter pour leurs projets favoris. Eau de Paris devra rĂ©aliser les projets laurĂ©ats dans la limite de l’enveloppe budgĂ©taire disponible. 

Cet exemple pionnier dans la gestion de la ressource eau permet d’acculturer les usagers Ă  prendre part Ă  une telle responsabilitĂ© dans l’action collective pour la gestion d’un commun. Bien que, cela s’exerce dans un espace relativement limitĂ© et ne donne pas encore lieu Ă  une prise de dĂ©cision des usagers au sein des instances de gouvernance, cette initiative laisse espĂ©rer un dĂ©veloppement de ces pratiques en faveur d’une gouvernance plus ouverte et composĂ©e de collĂšges diffĂ©rents pour la protection des communs. 

Ce cas d’usage permet de mettre en valeur Ă  la fois les modalitĂ©s de crĂ©ation et de gestion d’un commun tel que Decidim et la maniĂšre dont un commun naturel s’en saisit pour initier l’ouverture d’une gouvernance partagĂ©e. Bien que les difficultĂ©s d’indĂ©pendances vis-Ă -vis des instances publiques persistent, ce cas d’usage n’invalide pas la perspective d’une alternative au modĂšles existant de marchĂ© ou Ă©tat. En effet, l’association Decidim Ă  montrĂ© qu’il est possible d’effectuer une propriĂ©tĂ© publique pour une propriĂ©tĂ© commune. De plus, cela permet d’ouvrir la discussion quant Ă  la nĂ©cessitĂ© d’une gouvernance et d’une gestion d’un commun par un autre commun numĂ©rique dans ce cas, de maniĂšre Ă  favoriser une transparence et ainsi une confiance au sein de la communautĂ©. 


CrĂ©dit photos : plaque du bĂątiment d’Eau de Paris par Jean-François Gornet de Paris, France, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons et logo d’Eau de Paris par ©EAU DE PARIS.

decidim budget participatif

Découvrez notre

newsletter !

 

Votre nouveau rendez-vous mensuel sur toute l'actualité Decidim en français et bien plus...

 

FĂ©licitation ! vous ĂȘtes dĂ©sormais inscrit Ă  notre newsletter !